Élysée contre Matignon Un couple infernal
Le président de la République française et son Premier ministre forment un couple dont la durée de vie est incertaine et limitée. Par la grâce de la Constitution, ils passent un contrat politique qui les contraint à collaborer pendant cinq ans dans le meilleur des cas. Mais le second est à la merci du premier qui, de son palais de l’Élysée, peut le limoger selon son bon vouloir, notamment au moment politique qui l’arrange.
Plus rarement, c’est l’hôte de l’hôtel de Matignon qui rompt, surtout s’il a une ambition présidentielle à assouvir. En tout cas entre le « PR » et le « PM » comme on les appelle dans le milieu politique, la vie de couple est imprévisible, tumultueuse, parfois conviviale, souvent conflictuelle, quand elle ne dégénère pas en rivalité plus ou moins affichée.
C’est ce que nous raconte l’historien Jean Garrigues dans son essai Élysée contre Matignon (Tallandier, 440 pages, 22,90 euros), qui raconte l’histoire des couples exécutifs depuis 1958. Plutôt que de suivre le fil chronologique, il a construit son récit en trois thèmes qui recoupent la temporalité de ces « mariages » politiques qui font plus de place à la raison qu’aux sentiments : l’harmonie conjugale, les scènes de ménage, enfin le poison de la rivalité. Comme si ce crescendo semblait inéluctable…
Il faut dire que la Constitution recèle une part d’ambiguïté dans la répartition des rôles au sein de cet exécutif bicéphale. Elle stipule que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la Nation ». Or cette politique n’est autre que le programme du président de la République élu. Le Premier ministre ne « détermine » donc pas la politique de la nation, il ne fait qu’appliquer celle du chef de l’État qui l’a choisi et dont il devient l’obligé.
« Tout ira bien entre l’Élysée et Matignon à condition de rester aux ordres », constatait un conseiller de François Fillon lors de la nomination de ce dernier par Nicolas Sarkozy. « Cette remarque résume assez bien l’état d’esprit de tous les chefs de l’État de la Vème République et l’intériorisation de cette règle intangible par ceux qui devaient les servir », estime Jean Garrigues. Reste ensuite la mise en œuvre de ce principe qui dépend du caractère et du comportement des deux membres de l’exécutif. « Il est évident que cette relation de subordination a été interprétée avec plus ou moins d’autorité ou de maladresse par les uns et par les autres, selon leur tempérament, selon les circonstances, et aussi selon la capacité du chef du gouvernement à obtempérer », poursuit l’auteur.
Cette domination du chef de l’État, elle est déjà affirmée par le général de Gaulle qui, en fondant la Vème République, affiche une interprétation présidentialiste de la Constitution. « Le gouvernement n’a pas de substance en dehors de moi, affirme-t-il. Il n’existe que par mon fait (…) Le chef du gouvernement, c’est moi. Le Premier ministre est le premier des ministres, primus inter pares, il coordonne leur action, mais il le fait sous la responsabilité du président de la République qui dirige l’exécutif sans partage. » En qualifiant François Fillon de « collaborateur », Nicolas Sarkozy s’inscrivait donc, avec un langage quelque peu humiliant, dans la conception gaullienne de la prééminence indiscutable du président de la République.
Si la raison froide, la brutalité et le cynisme régissent le plus souvent la politique, il arrive parfois que la fidélité et l’affection tissent des liens forts au sommet de l’État. Ce livre montre qu’il en est ainsi des couples de Gaulle-Debré, Mitterrand-Mauroy et Chirac-Juppé animés d’une confiance et d’un respect nés d’un long compagnonnage. Pour preuves leurs séparations au terme d’hésitations ou d’atermoiements comme si des sentiments profonds bataillaient contre les impératifs de la politique. Bien que des désaccords aient surgi entre Debré et de Gaulle sur l’Algérie, le Sahara voire sur le degré d’autonomie que revendiquait le Premier ministre, le Général ne douta jamais de Michel Debré : « Je le fais souffrir mais j’ai confiance en lui. » Et au moment du divorce en 1962 après l’indépendance de l’Algérie, le Président lui demande : « Que souhaitez-vous ? Que voulez-vous ? Exprimez un désir et j’y accède », avant de lui donner l’accolade. Un an plus tard de Gaulle confie à Alain Peyrefitte : « Voyez-vous, quand Debré m’a remis sa démission, j’ai pensé qu’il pouvait être, si j’étais foudroyé, celui qui répondrait de l’État. En 62, je ne voyais que lui, après moi, qui puisse tenir la barre. Debré reste une carte pour la France. Une bonne carte. Le jour venu, ce sera peut-être la meilleure. »
Il flotte aussi une réelle émotion lorsque Pierre Mauroy remet sa démission à François Mitterrand. Depuis 1983, le départ du Premier ministre a été plusieurs fois évoqué, notamment lors du fameux « tournant de la rigueur », puis lors des épisodes de la loi Savary sur l’enseignement privé qui finalement fera chuter Mauroy. Mais à chaque fois, Mitterrand a retardé l’échéance. Jusqu’au soir du 17 juillet 1984 où intervient la séparation entre les deux hommes. « On avait beaucoup de choses à se dire mais nous n’avons pas pu nous les dire parce que nous étions bien trop émus », écrira Mauroy.
François Mitterrand confiera lui-aussi que « c’était douloureux de se séparer » mais que ce n’était en aucune manière une rupture d’amitié ». Et le lendemain, au Conseil des ministres, il rendit à Mauroy un hommage qui n’était pas de pure forme. Après avoir nommé Juppé à Matignon, Jacques Chirac n’a cessé de soutenir « le meilleur d’entre nous ». Il voyait dans leur relation mutuelle « une compréhension qui ne s’est jamais démentie. » Garrigues raconte : « Il soutient son Premier ministre avec une affection quasi paternelle, allant même jusqu’à appeler les parents de son protégé pour leur dire qu’il ne mange pas assez. » Après la démission de Juppé à la suite de la dissolution manqué de 1997, Jacques Chirac écrira qu’il est « toujours convaincu qu’Alain Juppé fut le meilleur des Premiers ministres ».
Mais au sommet de l’État, la vie du couple exécutif n’est pas un long fleuve tranquille. Jean Garrigues recense fidèlement les incidents de parcours, les désaccords politiques plus ou moins graves qui ont émaillé cette conjugalité politique. Les relations peuvent rapidement devenir exécrables surtout lorsque le mariage semble quelque peu forcé d’entrée par le contexte politique et le poids de l’opinion publique.
Jean-Pierre Bédeï
Date de dernière mise à jour : 09/02/2023
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