Madame SCHIAPPA, où est passé l'argent du fonds MARIANNE ?
ENQUETE Prévention de la radicalisation : où est l'argent du fonds Marianne ?
En réaction à l'assassinat de Samuel Paty, Marlène Schiappa, alors ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, annonçait la création d'un fonds de deux millions d'euros pour promouvoir les valeurs républicaines. Où en est-on deux ans plus tard ?
Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d'histoire-géographie dans un collège de Conflans Sainte-Honorine (Yvelines) était assassiné, victime d'un acte terroriste. Son nom circulait sur les réseaux sociaux après que l'enseignant a montré des caricatures de Mahomet à ses élèves.
Dans les semaines qui suivent ce drame, le gouvernement affiche sa détermination à lutter contre le cyber-jihadisme. Le 20 avril 2021, sur le plateau de BFMTV, Marlène Schiappa, alors ministre déléguée chargée de la Citoyenneté auprès du ministre de l'Intérieur, annonce le lancement d'un fonds destiné au financement d'associations pour mener le combat républicain sur Internet : "Je lance un fonds qui s'appellera le fonds Marianne. Avec 2,5 millions d'euros, on peut faire beaucoup de choses pour défendre les valeurs de la République." Durant 9 mois, L'Œil du 20 heures a enquêté : comment ces fonds ont-ils été utilisés ? Et comment ont-ils été contrôlés ?
Il y a deux ans, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), dirigé par le préfet Christian Gravel, lance un appel à projets pour "soutenir des actions en ligne, à portée nationale, destinées aux jeunes de 12 à 25 ans exposés aux idéologies séparatistes". Le calendrier est serré. Moins d'un mois plus tard, le 7 juin 2021, le CIPDR fait savoir que "17 dossiers ont été retenus (...) pour un montant global de 2 017 600 euros". Cet ancien agent du ministère de l'Intérieur, en charge du suivi du fonds Marianne, revient sur la sélection des associations : "On s'est réuni en interministériel. Certes, on peut toujours critiquer la façon dont on choisit ceux qui vont obtenir ces financements et les délais aussi courts, car menés tambour battant, c'est critiquable, mais c'est le jeu. Il a fallu mettre en lumière l'action de l'Etat."
Expliquant ne pas vouloir "porter atteinte à la sécurité de ces porteurs de projets", Christian Gravel refuse de nous communiquer la liste des lauréats, leur nom, ainsi que la ventilation des subventions accordées. Nous avons fini par nous procurer cette liste : parmi les organisations sélectionnées, on compte une association sportive, une société de production audiovisuelle, ou un éditeur de bandes dessinées... Certaines structures obtiennent quelques dizaines de milliers d'euros de subventions, quand d'autres se voient attribuer plusieurs centaines de milliers d'euros.
Quatre associations se partagent près d'1,3 million d'euros. Soit près de la moitié du fonds Marianne. Nous avons passé les associations au peigne fin. Et parmi elles, l'Union des sociétés d'éducation physique et de préparation au service militaire (USEPPM) retient notre attention. L'association nichée au cœur du Ier arrondissement de Paris, née à la fin du XIXe siècle, présente un objet social en apparence très éloigné de l'appel d'offres. Elle est pourtant dotée de la plus importante subvention : 355 000 euros. Dans la convention d'attribution de subvention établie entre l'USEPPM et le CIPDR, l'association s'engage "à déployer un contenu multimédia, un message positif de réenchantement des valeurs de la république et un autre en déconstruction des attaques violentes subies par la République."
L'association, alors présidée par Cyril Karunagaran, un entrepreneur qui affiche un foisonnant CV (édition, restauration, immobilier et aujourd'hui cofondateur d'une entreprise de chaussures sur mesure), s'appuie sur Mohamed Sifaoui, un expert reconnu des questions de radicalisation et également administrateur de l'association. Christian Gravel connaît bien les deux hommes – ce qu'il niera dans un premier temps lors de notre interview avant de le reconnaître. Il partage avec eux une passion pour le close combat.
Treize vidéos ne dépassent pas les 50 vues
ILAIC. C'est le nom du projet porté par l'association dans le cadre du fonds Marianne. Parmi ses productions en ligne : un compte Youtube avec 13 vidéos dont la majorité ne dépasse pas les 50 vues, et un compte Instagram avec seulement 138 abonnés. Contacté, Mohamed Sifaoui nous assure que les fonds ont bel et bien rémunéré des collaborateurs : "L'argent qui a été capté par l'association est un argent qui a servi principalement aux salaires des geeks – qui ont produit du contenu – et du contre-discours à travers des comptes visibles et d'autres du trolling."
A première vue, un maigre bilan que justifie ainsi notre ancien agent du ministère de l'Intérieur, en charge du suivi du fonds Marianne : "Il y a des choses que je trouve questionnables dans le choix de certaines associations, on tente des choses, voir ce qu'elles ont dans le ventre, on peut se tromper, il y a des assos qui ont l'air très bien sur le papier, et en fait, ce qu'elles proposent n'est pas à la hauteur des attentes, ne touche pas le bon public ou en tout cas de manière très superficielle". Mohamed Sifaoui affirme que sa mission "a duré 5 ou 6 mois. Et qu'il s'est appuyé sur une dizaine de salariés en CDD et en piges".
Depuis, nous avons pu consulter les relevés bancaires de l'association. Ceux-ci révèlent que ce ne sont pas dix salariés qui ont été recrutés et rémunérés, mais seulement deux. De plus, ces relevés bancaires montrent que l'association aurait versé 120 000 euros aux deux responsables de la structure, Cyril Karunagaran et Mohamed Sifaoui. De nombreux salaires en leur direction : un peu moins de 3 100 euros net pour le premier, entre 3 280 et 3 500 euros net mensuels pour Mohamed Sifaoui. Tous deux, certains mois, étaient rémunérés deux à trois reprises. Des rétributions pourtant contraires aux statuts de l'association, qui stipulent notamment que "les membres de l'Union ne peuvent recevoir aucune rétribution à raison des fonctions qui leur sont confiées". Contactés sur cette question précise, les intéressés ne nous ont pas répondu. Quelques semaines avant la diffusion de notre enquête, quelques milliers d'euros (5 000 et 7 000 euros) sont réapparus sur le compte de l'association sous le libellé "remboursement"…
Ce dossier de subvention a fait des vagues au sein même de l'association. Un avocat a été saisi par les autres membres du bureau, qui affirment n'avoir jamais été informés de cet argent public attribué ni de ses modalités d'utilisation. "L'essentiel de cette subvention a été consommée au profit des deux administrateurs de l'association [Cyril Karunagaran et Mohamed Sifaoui]. En comptant les charges, on est à près de 200 000 pour deux personnes. Or, les statuts de l'association interdisent formellement de rémunérer les administrateurs pour toute mission, toute activité", indique Me Cyril Fergon, qui ajoute : "Il faut initier une procédure judiciaire pour que soit ordonnée par la justice à l'ancien président de restituer les archives administratives, comptables, fiscales, de l'association et pouvoir ainsi comprendre à quoi a correspondu cette subvention, et ce qui a été fait en contrepartie."
Un contrôle engagé début février
Y aurait-il eu défaillance sur le contrôle de ces subventions au sein du ministère de l'Intérieur ? Christian Gravel a procédé à la sélection des associations lauréates, assuré le suivi de leur mission, contrôlé leur budget. Nous avons pu l'interroger, avec ce préalable : "Une personne de mon équipe filmera l'échange avec smartphone afin de conserver l'intégralité de mes propos". Nous publions ici de larges extraits de l'interview : "Il est normal que sur une somme si aussi importante – 2 millions d'euros – les Français puissent s'interroger. Concernant l'USEPPM, l'idée était de s'appuyer sur une structure considérée comme solide, proposant un projet avec une intelligence qu'on a reconnue et qui nous paraissait pertinente. On a considéré, vu la caution morale que représente Mohamed Sifaoui, qu'il y avait toutes les raisons de considérer que c'était un projet solide". Et d'ajouter : "On a eu plus de 150 interactions avec les 17 associations : des visios, des rencontres en présentiel, des mails, y compris avec l'USEPPM."
Devant les conclusions de notre enquête, Christian Gravel l'assure : "Oui, nous sommes en train d'affecter un contrôleur afin d'étudier si oui ou non les fonds publics ont bien été utilisés. Dans tous les sens du terme. Pourquoi seulement maintenant ? On effectue toujours un contrôle a posteriori. Oui, nous avons réclamé les pièces comptables de l'association. Elles sont en train d'arriver."
Cette procédure de vérification est-elle normale, alors que la mission de l'USEPPM s'achevait officiellement le 28 février 2022, il y a plus d'un an ? Notre enquête expliquerait-elle la diligence des contrôles ? Christian Gravel répond : "Le contrôle a été engagé début février, il y a un effectif qui n'est pas exponentiel au CIPDR". Et de conclure : "Il va de soi que si nous constatons des problèmes, si des éléments tangibles devaient s'inscrire dans une mauvaise utilisation de ces fonds, une procédure judiciaire sera engagée. Mais pour l'instant, on n'a pas la preuve formelle qu'il y a eu des problématiques de fonds. Je ne peux pas décider qu'il y a eu un coupable et je n'ai pas à le faire. Au moment où je vous parle, je n'ai aucun élément factuel me permettant de le penser. Si vous avez des éléments, faites-les-moi passer."
Mercredi 29 mars 2023, le secrétariat d'Etat chargé de la Citoyenneté nous informait avoir saisi l'inspection générale de l'administration d'une mission sur l'attribution de la subvention, son usage et le contrôle qui en a été assuré. Le ministère de l'Intérieur nous faisait également savoir qu'un signalement au Procureur, au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, pourrait être également rapidement exercé.
La Rédaction avec France TV
Date de dernière mise à jour : 02/04/2023
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