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Agriculteurs en colère : en 1358, quand la « Grande Jacquerie » faisait trembler la France

HISTOIRE - Bien avant la colère des agriculteurs de ce début 2024, la grande révolte des « Jacques » embrasait le royaume de France au XIVe siècle. La « mère » des révoltes paysannes s’est achevée dans un bain de sang;

Paysans révoltés massacrant un noble au XIVe siècle. Chroniques de Froissart.

La mobilisation des paysans français de ce début 2024 a pu surprendre par son ampleur. Comparaison n’est pas raison, et les contextes historiques et politiques des XIVe et XXIe siècles sont bien évidemment à des années-lumière. Mais elle entre en résonance avec ce lointain épisode de l’histoire des révoltes populaires : la Grande Jacquerie de 1358.

Un pouvoir royal affaibli

Nous sommes au Moyen Âge. La période est particulièrement difficile. L’Occident se remet tout juste de l’épidémie de peste noire qui l’a ravagé dix ans plus tôt et le royaume de France, en pleine guerre de Cent ans (1337-1356), vient de subir plusieurs défaites. Il y a eu Crécy, en 1346, sous le règne de Philippe VI, et plus récemment Poitiers, le 19 septembre 1356.

Après que les chevaliers français ont été écrasés par les Anglais, Jean le Bon, le roi de France, a été fait prisonnier par le Prince Noir. D’abord à Bordeaux, capitale du duché de Guyenne, fief tenu alors par le roi d’Angleterre, puis à Londres. Le pouvoir exercé en l’absence du roi par le dauphin Charles, le futur Charles V, est contesté, notamment par le roi de Navarre Charles II, dit Charles le Mauvais, prétendant au trône de France. Autre menace pour les Valois, Paris, est sous la coupe d’Étienne Marcel, le prévôt des marchands. L’année précédente, ce dernier a pris la tête d’un mouvement réformateur qui cherche à instaurer une monarchie française contrôlée, dans le cadre des états généraux.

En mars 1357, une trêve d’un an a été conclue. Revers de la médaille, les « grandes compagnies » de mercenaires démobilisées n’ayant plus de solde, pillent et rançonnent. En janvier 1358, Étienne Marcel entre en rébellion ouverte avec le roi.

De nouvelles taxes, perte de légitimité de la noblesse

Cette révolte est aussi une forme de revendication à la dignité de la part des paysans.

Dans les campagnes d’Île-de-France, de Picardie, de Champagne, d’Artois et de Normandie, la révolte contre les nobles gronde. Elle éclate le 21 mai 1358, dans le nord du pays, à la frontière entre l’Île-de-France et le Clermontois. Cent paysans du Beauvaisis s’attaquent aux châteaux de leur région, violant, tuant et incendiant. Difficile de savoir exactement ce qui a mis le feu aux poudres. Les causes sont sûrement multiples. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le royaume est sous tension et qu’il craque de toutes parts. Et que la misère n’est pas le point de départ du mouvement. Les paysans à l’origine de la « jacquerie » comptent en effet parmi les plus aisés de l’une des régions les plus riches d’Europe. Ce qu’ils ne supportent pas, c’est que les nobles, qui ont lâchement fui devant les Anglais, fassent de nouveau pression sur eux pour leur extorquer de nouvelles taxes, afin de compenser leurs pertes de revenus. Après l’accroissement de la pression fiscale royale qu’ils ont subie les années précédentes, du fait de la guerre, dans les campagnes, c’est le ras-le-bol.

Alors que la noblesse et le pouvoir seigneurial de l’époque, visés par le mouvement sont en perte de légitimité, les paysans, eux, sont en situation force pour mieux faire valoir leurs droits. Les seigneurs sont en effet partout en quête de main-d’œuvre pour remettre en culture les terres abandonnées durant la guerre, et selon les historiens, cette révolte est aussi une forme de revendication à la dignité de la part des paysans, un peu comme aujourd’hui. Comme en 2024, les « Jacques » rencontrent également la sympathie d’une grande part de la population. Les habitants des petites villes, notamment, leur sont plutôt favorabl

Sauvage et sanglante

La révolte s’étend très vite à la paysannerie du bassin parisien et enflamme la moitié nord du pays. Déchaînés, les émeutiers commettent dès le départ des actes d’une sauvagerie et d’une violence extrêmes, contre les nobles du royaume. Décrite avec horreur par les chroniqueurs de l’époque, la « jacquerie » ensanglante les campagnes. Jean Froissart, le plus connu d’entre eux, dépeint les « Jacques » comme des « chiens enragés » et dresse un tableau effrayant de leurs atrocités :

« Ils déclarèrent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, haïssaient et trahissaient le royaume, et que cela serait grands biens que tous les détruisent. […] Lors se recueillirent et s’en allèrent sans autre conseil et sans nulle armure, seulement armés des bâtons ferrés et de couteaux, en premier à la maison d’un chevalier qui près de là demeurait. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfants, petits et grands, et brûlèrent la maison. […] Ils tuèrent un chevalier et boutèrent en un hâtier et le tournèrent au feu, et le rôtirent devant la dame et ses enfants. »

La révolte des paysans gagne les artisans, mais elle s’achèvera au bout de quinze jours, réprimée avec férocité dans le sang par une armée de nobles rassemblée par Charles le Mauvais. Les chefs des « Jacques », au premier rang desquels Guillaume Carle, qui avait reçu l’assurance d’une trêve et d’une rémission mais sera supplicié et décapité, sont impitoyablement torturés et exécutés, avec une cruauté aussi extrême que celle dont les rebelles ont fait preuve.

Étienne Marcel, quant à lui, est assassiné le 31 juillet suivant par les bourgeois parisiens. Ils lui reprochent d’être allé trop loin dans l’opposition à la monarchie et l’accusent d’avoir voulu livrer la ville aux Anglais. Pour la Couronne des Valois, le danger s’éloigne. En tout cas provisoirement.

« La mère » des révoltes paysannes

Le roi Richard II d’Angleterre rencontre les rebelles le 13 juin 138. Miniature d’une copie de 1470 des « Chroniques de Jean Froissart ».

Destinée à marquer les esprits, la dure leçon infligée par les nobles aux « jacques », n’empêchera pas les révoltes paysannes de se renouveler les années suivantes en France, et d’essaimer ailleurs en Europe. Outre-Manche, la « Grande Jacquerie » de 1358 inspirera notamment la révolte de 1381 contre l’impôt des paysans anglais, Menés par Wat Tyler, plusieurs milliers de rebelles du Kent marcheront sur Londres. Le roi Richard II devra mobiliser environ 4 000 soldats pour ramener l’ordre et la répression fera près de 1 500 victimes.

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Pourquoi les noms de « Jacques » et « jacquerie » ?

Le mot de « jacquerie » qui désigne aujourd’hui un soulèvement paysan, vient de « Jacques Bonhomme », surnom de son chef, Guillaume Carle, qui lui-même vient du terme « Jacques ». Ce sobriquet méprisant désignait au Moyen Âge les paysans français et les gens de peu en général, probablement en raison du fait qu’ils portaient des vestes courtes, des « jacquettes ».
Par extension, le terme de « jacquerie », employé pour la première fois par Nicole Gilles, contrôleur du Trésor royal sous Charles VIII, dans ses « Chroniques et annales de la France » publiées à partir de 1492, désigne l’ensemble des soulèvements populaires qui ont éclaté entre 1350 et 1420, période profondément troublée par les famines, les épidémies de peste, et la guerre de Cent Ans. Il sera ensuite utilisé pour nommer
 les multiples révoltes paysannes de l’Ancien Régime puis de la période révolutionnaire. Réapparu au XIXe siècle, avec l’œuvre de l’historien Augustin Thierry, le mot a inspiré le nom du héros éponyme de « Jacquou le Croquant », le roman social d’Eugène Le Roy qui se situe en Dordogne, « Croquant » faisant référence aux révoltes paysannes du Sud-Ouest de la France, aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Cathy Lafon

 

Date de dernière mise à jour : 03/02/2024

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