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« Oublier Camus, oublier Orwell » : récit d’un colloque incendiaire

George Orwell, dites-vous ? Un faux dissident. Un faux excentrique. En réalité un médiocre écrivain, un antisémite, un homophobe, un misogyne, un mouchard anticommuniste. L'heure serait venue d'« oublier Orwell » au profit de quelques-uns de ses compatriotes qui n'ont pas eu droit, eux, à une statue érigée près du siège de la BBC à Londres comme Patrick Leigh Fermor, Arthur Koestler, Patrick Hamilton.

Ainsi s'exprimait Edward Lee-Six, le vendredi 6 octobre, à l'occasion de la séance de rentrée du Séminaire littéraire des Armes de la critique, animé depuis dix ans par des anciens élèves de l'École normale supérieure pour répondre au « défaut de formation théorique » qu'ils ont ressenti rue d'Ulm. Dans leurs cours, leurs professeurs du département littératures et langage ne leur auraient pas suffisamment parlé des « déterminants économiques et sociologiques de la production des textes ».

« Oublier Camus, oublier Orwell » : récit d’un colloque incendiaire

Et chez George Orwell, ces déterminants sont légion. Né le 25 juin 1903 au Bengale, dans une famille de la petite bourgeoisie dont l'avenir reposait sur la vitalité de l'Angleterre puritaine, capitaliste et impérialiste, il a étudié au collège de Eton, le fleuron des public schools britanniques, puis à Oxford et Cambridge, avant de retrouver l'Inde en tant que membre de l'administration coloniale. Devenu socialiste en 1936, au terme d'un séjour dans les mines du nord de l'Angleterre qui a fourni la matière du Quai de Wigan, il ne se serait jamais départi des préjugés de sa jeunesse.

« C'est un écrivain qui souffre de ses contradictions, sans dialectique de sa position de classe et qui a fini par y succomber », a tranché Edward Lee-Six. Ce docteur en littérature française et anglaise de l'université de Cambridge qui poursuit actuellement ses recherches interdisciplinaires à l'Université libre de Bruxelles n'a guère eu de difficulté à faire ronronner la salle de plaisir en vouant 1984 et La Ferme des animaux, « livres poussifs, relâchés, superficiels, ramassis de clichés et de mensonges », à la poubelle de l'histoire promise par Trotski aux mencheviks.

Redoublant le geste critique d'Olivier Gloag, qui a récemment publié un essai de démolition intitulé Oublier Camus (La Fabrique) dans lequel le prix Nobel de littérature 1957 est accusé d'être un « tacticien du colonialisme », partisan de la torture et de la censure en Algérie, Edward Lee-Six a ainsi invité ses auditeurs à chasser de leur tête un autre écrivain coupable de thoughtcrime (crime de pensée) : avoir prétendu répondre à l'échec des révolutions communistes par le projet d'un socialisme non-marxiste, démocratique et pacifique. « Orwell ne comprenait pas le stalinisme », a-t-il tranché, avec un ton péremptoire et une pointe d'accent so british qui se seraient révélés hilarants s'il s'était agi du happening d'un jeune poète cultivant sa mauvaise foi pour amuser un public d'étudiants. On songe au procès de fantaisie intenté à Maurice Barrès par André Breton, Philippe Soupault, Aragon et les dadaïstes, à Paris, à la salle des Sociétés savantes, en mai 1921 ; ou aux essais de Stéphane Zagdanski dans lesquels il s'est employé à démontrer que Marcel Proust était métaphysiquement hétérosexuel et Céline un écrivain juif de grand style.

Geste purificateur

Mais Edward Lee-Six n'était pas venu à l'université Paris Sciences et Lettres (PSL), rue Mazarine, pour faire le zèbre. Son intervention n'avait pas le charme bondissant des improvisations de Michel Butor sur Balzac et Rimbaud à l'université de Genève. Loin des « valeurs spirituelles » chères aux classes bourgeoises cultivées, elle avait pour objet d'employer la méthode dialectique pour analyser l'?uvre de George Orwell. À l'exception de quelques auditeurs libres, qui ont difficilement tenté de faire entendre leurs objections, en évoquant par exemple la fameuse « question coloniale » en URSS ou dans la Chine communiste, tous les participants ont paru conquis. À leurs longues figures, on pouvait bien comprendre, avec certitude, qu'ils avaient pour commun projet de débarrasser l'école et les manuels de littérature des canons nationaux et de la violence raciste, colonialiste, homophobe et sexiste.

Il fallait avoir « l'esprit de droite » ? comme dit Madame Mado dans Les Tontons flingueurs, ce bain idéologique masculiniste où barbotent des enfants du Bon Dieu qu'on aurait tort de prendre pour des canards sauvages ? pour trouver le moyen de se payer une tranche de rigolade lors de cette séance « d'autoformation collective » à l'intelligibilité scientifique des textes. Elle était organisée par Vincent Berthelier, auteur d'un essai intitulé Le Style réactionnaire, de Maurras à Houellebecq (Amsterdam Éditions, 2022) auquel on a trouvé quelques qualités qui n'équilibrent cependant pas ses insuffisances. « Oublier Camus, oublier Orwell »? Sous les oripeaux d'une farce de potache, l'intitulé de la session du vendredi 6 octobre dissimulait mal une intention incendiaire ? car il s'agissait bien d'un autodafé, d'un acte de foi dans le pouvoir purificateur de la littérature envisagée comme la conscience de la Révolution et le lieu du déploiement objectif de la totalité historique.

Assis à la gauche d'Edward Lee-Six, Olivier Gloag, professeur de français et de culture francophone à l'université de Caroline du Nord, a ouvert le ban de cette manière de « prise d'armes » en déroulant les arguments de son livre à propos duquel un rédacteur du Monde et une chroniqueuse de France Culture ont eu l'insolence d'exprimer de fortes réserves. Par là, ils ont manifestement repoussé la frontière intellectuelle et morale où commence la droite et où s'achève la gauche dans l'esprit des séminaristes venus écouter le professeur Gloag prêcher contre Camus.

Salle envoûtée

Quand d'Edward Lee-Six a revendiqué l'héritage du marxiste gallois Raymond Williams, dont le livre Culture and Society, paru en 1958, demeure le texte fondateur des Cultural Studies dans l'université anglo-saxonne, Olivier Gloag a exprimé sa dette à l'égard de la « méthode interprétative » du critique littéraire américain Fredric Jameson, qui a préfacé son livre. En marxiste conséquent, Jameson, qui a soutenu une thèse sur le style de Sartre, propose une critique matérialiste des ?uvres littéraires en distinguant la sphère de production, l'écriture, et celle de la consommation : la lecture.

D'une sphère à l'autre, ce ne sont pas tant les ?uvres elles-mêmes qui ont mobilisé son attention théorique que les interprétations qui en ont été proposées et les usages sociaux, politiques et idéologiques qui en sont faits. C'est glaçant, comme démarche. Et Olivier Gloag, son disciple français, est un esprit assez glaçant, dans son genre. Par là, il composait un parfait duo de flics avec Edward Lee-Six. Assumant le rôle du méchant qui donne des claques, il a laissé son cadet à jouer le gentil et jurer que son « propos n'était pas de canceler Orwell », mais de rappeler que ce n'était ni un grand penseur ni un grand romancier, qu'il était antisémite, « comme tous les écrivains anglais de son époque », qu'il méprisait la classe ouvrière et les intellectuels et travaillait pour la propagande étatiste.

Parmi les rares contradicteurs d'Olivier Gloag, moqué par les jeunes et ramené à sa condition d'importun par les anciens, Christian Phéline, auteur avec Agnès Spiquel-Courdille d'une étude intitulée Camus, militant communiste, Alger 1935-1937 (Gallimard, 2017), a vainement tenté d'expliquer que c'était plutôt dans la ligne générale du Parti communiste français (PCF) à l'égard de la question coloniale qu'il fallait chercher des contradictions idéologiques. C'est pour avoir dénoncé l'abandon du soutien aux nationalistes de l'Étoile algérienne, sous l'influence du Komintern, qu'Albert Camus a été exclu du PCF en 1937. Pas pour avoir justifié la ségrégation dans la colonie française.

« Quelle érudition ! », s'est émerveillé Olivier Gloag, déclenchant des rires dans une salle envoûtée par ce juge implacable, décidé à écarter les faits au profit des seules interprétations. À cet instant, j'ai aggravé mon cas en me remémorant la réplique finale de Lino Ventura dans Ne nous fâchons pas de Georges Lautner : « Je ne critique pas le côté farce. Mais pour le fair-play, y aurait quand même à dire. »

Sébastien Lepaque

 

Date de dernière mise à jour : 02/11/2023

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