
Il ne faut pas s’y tromper. Sous le vernis compassionnel de la nouvelle loi sur « l’aide à mourir » se cache un bouleversement civilisationnel d’une portée vertigineuse. Ce n’est pas seulement un texte de société ; c’est un manifeste idéologique, un nouveau palier franchi dans l’entreprise méthodique de déconstruction des repères anthropologiques les plus fondamentaux. En prétendant « libérer » l’individu jusqu’à sa mort, le législateur n’ouvre pas la voie de la dignité, mais celle d’un transhumanisme nihiliste, froid et désincarné, qui érige l’auto-annihilation en choix éclairé, et la mort en solution sanitaire.
Cette loi, nous dit-on, serait « progressiste ». Mais que signifie encore ce mot galvaudé, sinon une avancée vers un gouffre où l’humain s’efface devant l’algorithme, où l’émotion tient lieu de morale, et où la compassion se travestit en abandon ? L’État, paré des oripeaux de la bienveillance, légitime désormais le geste létal. Un tournant glaçant. L’interdit de tuer, socle moral commun à toutes les civilisations, vacille sous les coups de boutoir d’un relativisme devenu dogme.
Ce n’est pas tant la question de la souffrance qui est au cœur de ce projet – car la médecine palliative, quand elle est convenablement soutenue, sait déjà soulager – mais bien celle de l’ultime souveraineté de l’individu sur sa vie. Ou plutôt sur sa mort. À l’ombre de cette souveraineté autoproclamée, on glorifie un individu hors-sol, sans attache, sans transcendance, libre de choisir de ne plus être, comme il choisirait un forfait mobile. Le corps n’est plus chair habitée, mais matière à gérer, à éliminer. Cette logique, que promeut déjà l’idéologie transhumaniste avec ses fantasmes d’immortalité assistée par intelligence artificielle, trouve ici un écho inversé : puisque l’on ne peut (pas encore) abolir la mort, on choisit du moins son jour, son heure, sa posologie.
Il y a là une rupture abyssale. Après avoir sapé l’autorité parentale, vidé de leur substance le mariage, la filiation, l’école, voici qu’on entame l’ultime pilier de notre architecture morale : le respect de la vie. La vie comme donnée inviolable, et non comme variable d’ajustement selon l’état d’âme du moment. Derrière les mots doux et les récits lacrymaux, cette loi entérine un renoncement : celui de la solidarité à l’égard des plus faibles, des malades, des vieux, des isolés, qui percevront bientôt leur mort comme un devoir citoyen pour ne pas peser sur la collectivité.
Dans cette société de l’émotion et du confort, il ne faut plus souffrir, il ne faut plus dépendre, il ne faut plus vieillir. Il faut « maîtriser » sa fin, comme on planifie un projet personnel. Mais cette maîtrise n’est qu’une illusion. Elle cache un immense vide spirituel, un refus de la condition humaine, tragique et fragile, une haine larvée du réel. Elle s’inscrit dans cette mécanique de déshumanisation douce qui, sous couvert de progrès, efface les frontières entre l’homme et la machine, entre l’acte libre et l’abandon éthique.
À force de vouloir tout déconstruire, jusqu’à la mort, notre société s’approche dangereusement du pire. Le pire, ce n’est pas la souffrance : c’est l’indifférence, la solitude organisée, la compassion technocratique. C’est ce moment où l’on ne voit plus dans l’autre qu’un poids économique, un agrégat de cellules, un destin personnel à optimiser ou interrompre.
La loi sur l’aide à mourir n’est pas un progrès. Elle est un aveu de faillite. Une capitulation morale. Un jalon de plus dans le lent suicide d’une civilisation qui ne croit plus ni en la vie, ni en l’homme, ni en Dieu.
Jean-Jacques Fifre