
L’« affaire Sansal » est un révélateur cruel de la déchéance diplomatique française. Tandis qu’Alger s’arroge le droit d’humilier Paris en refusant à l’écrivain algérien francophone Boualem Sansal la moindre reconnaissance — sinon le bannissement symbolique — l’Élysée s’enfonce dans le déni et la duplicité. On voudrait croire à un malentendu, mais il s’agit bel et bien d’une abdication : la France renonce à défendre la liberté d’expression quand celle-ci dérange ses partenaires autoritaires.
Il est d’ailleurs profondément indigne d’employer l’expression de grâce présidentielle dans une telle situation. La grâce suppose l’existence d’une faute, d’un crime, d’une transgression de la loi ; or, dans le cas de Boualem Sansal, il n’y a ni délit ni offense, seulement l’exercice légitime et nécessaire de la liberté d’expression. Parler de grâce revient à inverser les rôles : ce n’est pas l’écrivain qui doit être gracié, mais le pouvoir qui devrait se libérer de sa propre intolérance. Accorder une « grâce » à celui qui a seulement parlé revient à consacrer l’arbitraire et à bafouer la dignité de la pensée libre.
Alger dicte, Paris s’exécute. Derrière les sourires et les formules convenues sur « l’amitié franco-algérienne », le pouvoir français accepte d’être publiquement rabaissé. Le silence de la diplomatie, la mollesse du Quai d’Orsay, la prudence calculée de l’Élysée sont autant d’aveux : nous n’avons plus de politique étrangère, seulement des réflexes d’évitement. On craint le rappel d’ambassadeur, on tremble pour les contrats gaziers, on sacrifie l’honneur sur l’autel de la realpolitik.
Cette affaire s’inscrit aussi dans un contexte diplomatique français affaibli. Depuis la suppression du corps diplomatique français, décidée par Emmanuel Macron le 17 avril 2022, la continuité et la cohérence de la politique étrangère française sont souvent jugées fragilisées. Certains observateurs estiment que cette décision a contribué à une perte d’influence et de clarté dans les relations avec des pays sensibles comme l’Algérie.
Le même Emmanuel Macron, avant même son accession à la présidence, avait suscité une vive controverse en déclarant que « la colonisation est un crime contre l’humanité », lors d’un entretien à Alger en février 2017. Cette phrase, restée célèbre, a marqué durablement les rapports entre les deux pays et continue d’alimenter les tensions mémorielles qui rejaillissent aujourd’hui sur les écrivains, intellectuels et diplomates pris dans ces frictions politiques.
Donald Trump, lui, aurait appelé les choses par leur nom. L’ancien Président américain, qu’on caricature souvent en va-t-en-guerre, sait au moins parler le langage de la fermeté. Il n’aurait pas toléré qu’une puissance étrangère traite son pays en vassal. Sa conception « virile » — disons simplement cohérente — des relations bilatérales contraste avec le suivisme sentimental et repentant de la diplomatie française. Là où Washington impose le respect, Paris mendie la reconnaissance.
Pire encore, au lieu de défendre Boualem Sansal — écrivain de courage, francophone irréductible, homme libre dans un monde d’orthodoxies — certains, au sein du microcosme intellectuel français, préfèrent l’accuser. On le soupçonne de « faire le jeu » de l’extrême droite parce qu’il dénonce l’obscurantisme et les dérives islamistes. Le réflexe pavlovien est connu : dès qu’une parole lucide émerge sur les fractures du monde arabo-musulman, l’intelligentsia la diabolise pour ne pas avoir à la contredire.
Ainsi la France officielle se retrouve doublement humiliée : par Alger, qui la traite avec mépris, et par elle-même, qui s’interdit d’assumer ce qu’elle est — une démocratie menacée par sa propre pusillanimité. On feint de croire qu’en fermant les yeux, les tensions s’apaiseront. Mais c’est tout le contraire : la déférence engendre le mépris, la faiblesse attire l’humiliation.
L’affaire Sansal n’est pas un incident diplomatique : c’est un symptôme. Celui d’un pays qui n’ose plus défendre ni ses écrivains, ni ses idées, ni sa liberté de ton.
Jean-Jacques Fifre