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Pédocriminalité : « On reçoit en moyenne 870 signalements par jour de contenus échangés en ligne »

INTERVIEW •  Gabrielle Hazan est la cheffe de l’Office des mineurs. Elle constate que le nombre de signalements de contenus pédocriminels partagés en ligne a explosé en France. Et un nouvel écueil se dresse avec les contenus générés par intelligence artificielle

L'essentiel

Le tout nouvel Office des mineurs (Ofmin) a pour mission de lutter contre toutes les violences faites aux jeunes. Il est dirigé depuis septembre par Gabrielle Hazan.

La France est l’un des pays qui héberge le plus de contenus pédocriminels au monde. Et en dix ans, il y a eu une augmentation de 12.000 %.

« On traite moins de 1 % des signalements que l’on reçoit », déplore la cheffe de l’office des mineurs.

n septembre dernier, Gabrielle Hazan, alors référente nationale de la lutte contre les violences intrafamiliales (VIF), sexuelles et sexistes, a pris la tête du tout nouvel Office des mineurs (Ofmin), qui a pour mission de lutter contre toutes les violences faites aux jeunes. Mais qui, dans les faits, est surtout consacré à la lutte contre la pédocriminalité en ligne, tant le travail sur le sujet est gigantesque.

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Quelles sont les missions de l’Office des mineurs ?

C’est un service de police judiciaire et un office central. C’est la première fois qu’on crée un office avec une compétence qui n’est pas définie par la qualité de l’auteur (comme l’office antistupéfiants) mais en raison de la qualité de la victime. C’est une compétence très large théoriquement qui comprend l’exploitation des mineurs en ligne (on parle aussi de pédocriminalité en ligne) et les violences sexuelles sur mineurs y compris celles commises dans un cadre familial. Simplement il faut qu’il y ait dans les affaires une plus value à faire intervenir un office avec une compétence nationale, avec des techniques d’enquêtes spécifiques. Par exemple si on découvre qu’un enseignant, un prêtre, etc. a fait plusieurs victimes et qu’il a pu faire d’autres victimes pendant toute sa carrière un peu partout en France, nous allons pouvoir coordonner les investigations. Nous sommes aussi un point de contact à l’international : nous recevons des signalements de partenaires européens. Et nous pilotons une filière « mineurs », suite au constat qu’il y avait de moins en moins d’enquêteurs et d’enquêtrices en France spécialisées sur le traitement des violences faites aux mineurs, et qu’il fallait former à nouveau du personnel.

Pourquoi y avait-il de moins en moins d’enquêteurs et d’enquêtrices sur le sujet ?

C’est dû à un mouvement de balancier. A un moment, on a redonné la priorité pendant un temps aux victimes de violences conjugales, sauf que dans les groupes, ce sont souvent les mêmes personnes qui traitent à la fois des violences conjugales et des violences faites aux mineurs. Donc quand vous donnez la priorité à l’un des contentieux, de facto, il y a moins de temps qui est passé sur l’autre. Donc l’idée, c’est de respécialiser sur les violences faites aux mineurs et d’avoir un service qui porte une filière. A savoir que demain nous aurons des antennes dans les territoires, c’est-à-dire des groupes d’enquêteurs dédiés à la lutte faite aux mineurs.

Les signalements de contenus pédocriminels ont semble-t-il explosé. Combien en recevez-vous ?

En 2022, on avait reçu à l’office 227.000 signalements de contenus pédocriminels échangés en ligne, soit autour de 700 signalements par jour. En 2023, le chiffre global c’est 318.000 signalements, soit une moyenne de 870 par jour. Et l’on parle de 318.000 infractions caractérisées. Car les signalements que l’on reçoit ne sont pas des signalements de particuliers. Ils proviennent du National Center for Missing & Exploited Children (NCMEC), c’est une fondation américaine qui a une délégation du Congrès américain et qui reçoit de la part des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) des contenus qui ont été détectés par les géants du net. Cette fondation est chargée ensuite de les répartir en fonction de l’adresse IP [le numéro d’identification de chaque ordinateur, smartphone ou tout objet connecté]. La France est le 4e pays au monde à héberger le plus de contenus pédocriminels, derrière les Etats-Unis, la Russie, les Pays-Bas. Et c’est en augmentation, en 2013 nous n’avions reçu « que » 3.200 par an. Soit 12.000 % d’augmentation.

Comment expliquez-vous cette augmentation ?

Il y a aujourd’hui un accès généralisé à Internet. Un contenu pédocriminel, c’est une image ou une vidéo d’agression sexuelle sur mineur, mais c’est aussi tout le matériel obscène envoyé à un mineur : un adulte qui envoie photo de son sexe à un mineur en sachant qu’il est mineur, cela rentre dans cette catégorie. Il peut s’agir aussi d’images, vidéos ou audios produits par les mineurs et envoyés sous la contrainte, la menace ou la manipulation à des majeurs. Ce sont ce qu’on appelle des contenus autoproduits [ou sextorsion]. Il n’y a pas d’acte sexuel, l’enfant pense l’envoyer à un autre enfant, très souvent ensuite il y a un chantage mis en place pour recevoir d’autres contenus. Et puis cette augmentation s’explique aussi je pense parce qu’il y a aussi un sentiment d’impunité des auteurs, qui se sentent déculpabilisés. Notamment dans les livestreaming, où l’auteur va donner des instructions en live à quelqu’un qui violera un enfant. Il dira ensuite : « J’étais derrière mon écran je n’ai rien fait. » Une infraction autonome pour cette commande à distance de viols en ligne a été créée en 2018.

Il y a un nouveau phénomène, ce sont les contenus générés par l’intelligence artificielle…

De plus en plus de contenus pédocriminels sont générés par l’IA et la grosse difficulté c’est d’arriver à distinguer ceux qui montrent de réels abus sexuels d’enfants de ceux générés par l’IA.

Vous n’avez pas de logiciels pour les détecter ?

Non, aujourd’hui il n’y a pas de logiciels qui arrivent à les distinguer. Et nous ne sommes pas capables de dire quelle est la part d’images artificielles dans les contenus qui nous sont signalés. Mais nous pensons que cette part augmente, et que l’explosion des contenus signalés en 2023 est en partie liée à l’IA. Et comme on a un gros travail de priorisation et d’analyse à faire, c’est autant de temps qu’on perd et qu’on n’utilise pas pour enquêter. Sur les 318.000 contenus qu’on reçoit, à chaque fois on voit un enfant qui subit un viol ou un enfant qui envoie des photos de lui nu sous la contrainte, mais nous n’avons pas les moyens d’ouvrir une enquête à chaque fois. On traite moins de 1 % des signalements. Sur l’IA, nous avons besoin d’une évolution législative, on voudrait que la personne qui génère ces images soit davantage sanctionnée que le simple fait d’échanger un contenu pédocriminel. Notre arsenal législatif pénalise déjà le fait de diffuser une image qui représente un mineur, c’est-à-dire que pour sanctionner, nous n’avons pas besoin qu’il s’agisse d’un vrai mineur. La loi est bien faite là-dessus. Mais ce que nous voudrions, c’est une sanction spécifique, car nous estimons que c’est plus grave de générer une image par IA que de la diffuser.

Combien de personnes sont aujourd’hui dédiées chez vous à cette lutte, et est-ce là aussi suffisant ?

Aujourd’hui, nous sommes une quarantaine de personnes au sein de l’office, l’objectif final fixé par le ministre c’est d’être 85. Les Britanniques qui sont très investis dans cette lutte sont plus de 300. Nous travaillons seulement sur certains dossiers les plus sensibles, mais l’ensemble des dossiers pédocriminels ne sont pas traités exclusivement par l’office mineur. Et c’est pour cela que nous attendons des renforts dans les services territoriaux. Quand on voit l’ampleur des violences sexuelles qui sont commises contre les mineurs, on voit bien que ce n’est pas avec nos 85 personnes qu’on va arriver à faire évoluer la courbe des faits dénoncés et le taux de classement sans suite. Il faut qu’on arrive à mobiliser bien au-delà de l’office. Mais il faut rappeler aussi que l’an dernier nous n’étions que 18 au groupe mineurs, avant la création de l’office. Donc on peut voir le verre à moitié plein.

Vous avez dit par le passé que « la pédocriminalité en ligne et l’inceste sont le même phénomène ». Pouvez-vous préciser ?

Ce que l’on constate, c’est que nous avons affaire aux mêmes auteurs. C’est un continuum. En décembre par exemple nous avons procédé à une grosse interpellation. Dans 40 % de ces dossiers, on s’est rendu compte que ces personnes étaient passées à l’acte sur des mineurs de leur entourage, généralement leurs enfants. La visualisation de contenus pédocriminels n’a rien de banal, ça fait partie d’un même comportement pédocriminel. Et ce qu’on porte, ce qu’on souhaiterait, c’est qu’il y ait dans les affaires d’incestes, lorsque les enfants parlent, un réflexe d’aller saisir le matériel informatique pour rechercher d’éventuels contenus pédocriminels. Parce que la grosse difficulté aujourd’hui à laquelle on est confrontés c’est que souvent, quand c’est commis dans un cadre familial, les gens ne parlent pas, il n’y a pas de témoin, et on va s’arrêter à d’un côté la parole de l’auteur et de l’autre celle de la victime. Et ça ne donne pas de charge probante. On ne peut pas se contenter d’entendre l’enfant et l’auteur.

Aujourd’hui, quand un enfant dénonce un inceste, il n’y a pas d’enquête au domicile et de saisie des ordinateurs ?

Aujourd’hui dans 80 % des dossiers, ça n’est pas fait. Le doute profite toujours à l’accusé. Il faut qu’on arrive à réunir davantage d’indices.

Pourquoi ne le fait-on pas ? C’est une question de culture ou de moyens ?

C’est une question de moyens. Quand vous avez 180 dossiers en portefeuille vous n’avez pas systématiquement le temps ni les moyens de faire une perquisition. Et c’est aussi une question de formation, de savoir qu’on peut le faire, et ça, c’est notre rôle.

Il existe des citoyens et citoyennes bénévoles qui interceptent les pédocriminels. Envisagez-vous un partenariat avec ces personnes ?

Nous sommes soumis à l’office à des principes du Code de procédure pénal, par exemple le principe de loyauté de la preuve. Quand on fait une infiltration, on ne peut pas transmettre de contenus pédocriminels si on n’a pas été incité à le faire par le mis en cause. Et d’autre part, chaque fois qu’on le fait, on a l’autorisation d’un magistrat. Un citoyen lambda n’a pas l’autorisation du tout de le faire. Quand ces citoyens le font – et la plupart le font – , ils commettent un délit. Malgré la sympathie qu’on a pour eux, on ne pourra jamais travailler comme ça.

Propos recueillis par Aude Lorriaux

 

 

Date de dernière mise à jour : 10/04/2024

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