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Alain Finkielkraut : « La survie de la France, c’est la question fondamentale »

Alain Finkielkraut : « La survie de la France, c’est la question fondamentale »

À l'occasion de la sortie de son dernier essai, l'Après littérature, Alain Finkielkraut passe en revue pour Valeurs actuelles les grands sujets du moment, de l'idéologie woke au véganisme en passant par le néoféminisme, les dérives de l'antiracisme ou le phénomène Zemmour. Et brosse le constat d'une crise de civilisation, où le souci de la vérité a laissé la place à un moralisme étroit, en guerre contre tout ce qui n'est pas lui. Entretien.

ALAIN FINKIELKRAUT

L’après littérature ? Ce n’est pas, pour Alain Finkielkraut, qui a rassemblé sous ce titre un état des lieux de notre société, un âge où l’on ne lirait plus – car, en France plus qu’ailleurs, on publie et on lit encore beaucoup, notamment de la littérature, et parfois même de la très bonne. Non, c’est un âge où les livres « n’impriment pas » ; c’est-à-dire que « l’éducation des âmes n’est plus de leur ressort », qu’ils n’exercent plus leur « vertu formatrice ». Parce que notre époque bardée de certitudes, qui se croit moralement supérieure à tous les âges qui l’ont précédée, ne croit plus avoir à apprendre de la culture classique, qui n’est aux yeux des illuminés du woke que le paravent d’un système de domination. Parce que l’idéologie égalitaire et multiculturaliste qui règne tient toute nuance, toute ambiguïté, tout refus du manichéisme pour une complicité avec l’oppression des dominants. Parce que le « nihilisme compassionnel » qui nous régit est incompatible avec l’intelligence du cœur que suppose la recherche de la vérité. Cette défaite de la littérature laisse le champ libre à tous les délires idéologiques qui hystérisent le débat public. C’est pourquoi la lecture d’Alain Finkielkraut est indispensable, comme un puissant antidote au poison du politiquement correct.

Valeurs Actuelles. Au rebours de la plupart de nos contemporains, qui voient la littérature soit comme une évasion, soit comme une manière de redresser les torts du réel ( « redresser le bois tordu de l’humanité », écrivez-vous), vous voyez en elle non seulement un moyen privilégié d’éclairer le réel, « la vie enfin découverte et éclaircie » selon la belle formule de Proust, mais aussi un moyen d’éduquer les âmes. Pourquoi la vie a-t-elle besoin de la littérature ?

Alain Finkielkraut. On me reproche de recourir trop souvent à la citation. Mais, comme le dit le Talmud, celui qui énonce une vérité en donnant le nom de l’homme – ou de la femme ! – qui l’a proférée le premier hâte la venue du Messie. Pour le bien de l’humanité, je vais donc appeler à la rescousse un philosophe et une romancière. Le philosophe, c’est Paul Ricœur : « Contrairement à la prétention du sujet à se connaître lui-même par intuition immédiate, il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de culture. Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé par la littérature ? » La romancière, c’est Iris Murdoch : « Le grand art est libérateur ; il nous permet de voir ce qui n’est pas nous-même et d’y prendre plaisir. » Les livres qui comptent sont ceux qui nous lisent et ceux qui nous dépaysent.

Le triomphe de l’idéal égalitaire a abouti à l’évacuation totale des hiérarchies, et à la sacralisation de micro-identités communautaires. Comment la littérature nous aide-t-elle à résister à cet enfermement, à l’embrigadement des identités communautaires ?

Vronski, Anna Karénine, Raskolnikov, Julien Sorel, Lucien de Rubempré, Isabel Archer, Swann, Lord Jim sont des individus. Ce ne sont pas des exemplaires ou des spécimens. La littérature, c’est l’humanité comme pluralité d’êtres uniques. Dès lors qu’un visage humain devient la personnification d’une idée ou le représentant d’une communauté, on n’est plus dans la littérature, mais dans l’idéologie.

Le mauvais mariage du progressisme et de la littérature

Est-ce à dire que la littérature est antinomique avec le progressisme, puisque celui-ci est toujours, d’une certaine façon, la croyance en un destin collectif et une responsabilité collective, et une moindre importance accordée à la singularité de l’individu ?

La littérature n’est pas moins antinomique avec la réaction qu’avec le progressisme. Cette exploration de l’âme humaine transcende les convictions mêmes de celui qui s’y livre. « Si on n’écrit pas contre le racisme, ça ne sert à rien d’écrire », affirme le chouchou du milieu littéraire parisien et des universités américaines Édouard Louis. L’inverse est vrai : si on écrit contre le racisme ou contre le sexisme ou contre l’homophobie ou contre l’antisémitisme, ça ne sert à rien d’écrire. La littérature ne prend pas le parti de l’égalité ni celui de l’ordre établi. Elle ne fait pas de propagande, elle cherche le mot exact. Sa justice, c’est la justesse. L’art n’est pas au service du Bien. L’art est au service de l’art.

Pourquoi la littérature, et l’art en général, longtemps temples du particulier, mais aussi de la nuance et de l’ambiguïté, se sont-ils vus enrôlés au service des causes du moment (antiracisme, migrantophilie… ) ?

« Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature », écrit Philip Roth. L’illusion communiste n’a pas survécu aux révélations sur le goulag et à la chute du mur de Berlin, mais à peine a-t-on eu le temps de se réjouir que d’autres idéologies prenaient la relève et réduisaient sans vergogne le monde humain à l’affrontement de deux forces. Avec le concept d’intersectionnalité, toutes les oppressions se rejoignent : racisme, sexisme et lutte des classes deviennent les diverses facettes d’un seul et même combat. « Maintenir le particulier en vie dans un monde qui simplifie et généralise, c’est la bataille dans laquelle s’engager. » Cette injonction de Philip Roth se révèle plus actuelle que jamais.

Pourquoi la littérature est-elle devenue le lieu d’un champ de bataille idéologique ?

L’idéologie n’est pas seulement un système d’explication globale du monde, c’est aussi un récit, un grand récit comme le disait Jean-François Lyotard. Elle se présente donc comme une sorte de métalittérature. Son objet, c’est l’histoire, et cette histoire, elle la raconte en mettant face à face deux grands protagonistes : c’étaient les exploiteurs et les exploités au temps du marxisme triomphant, ce sont aujourd’hui les dominants et les dominé.e.s. Quand Vassili Grossman réfléchit à la séduction fatale du communisme, et plus précisément du léninisme, ce n’est pas une autre idéologie ni même une autre philosophie politique qu’il lui oppose, c’est Tchekhov ! Tchekhov avec sa multiplicité infinie de personnages ; et dans la mesure où nous n’en avons pas fini avec les grands récits, l’alternative tchékhovienne reste à l’ordre du jour.

Du communisme à l’idéologie woke, des parentés certaines

Vous parlez d’idéologie, mais cet embrigadement de la littérature ne relève-t-il pas surtout de la morale, notre époque qui s’en croit délivrée se montrant particulièrement soucieuse de faire respecter sa morale woke et d’obliger l’art à décliner les différents articles du « dictionnaire des indignations reçues » , comme vous l’écrivez ? « Un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit », dénoncez-vous d’ailleurs dans votre livre.

Il n’y avait rien de plus moral que le communisme ! Il s’agissait de libérer les êtres humains de toutes leurs servitudes et d’aboutir à la reconnaissance de l’homme par l’homme. L’attrait de l’idéologie, c’est de fournir une solution ultime, une solution morale au problème humain, d’en finir avec le mal sur la Terre. Le péché originel a été récusé par la modernité et, dans la modernité, l’idéologie prétend aller plus loin encore que cette réfutation et supprimer le mal de l’histoire. Le nouveau féminisme et le nouvel antiracisme perpétuent aujourd’hui cette illusion fatale.

Dès lors que tout mâle hétérosexuel est perçu comme un violeur en puissance, on peut parler de sexisme à l’envers

Dans votre livre, vous attaquez durement le néoféminisme, qui est devenu un “wokisme”, en ce qu’il ne voit plus les rapports entre sexes que sous le prisme de la domination masculine, avec une disparition du sens de la nuance qui va jusqu’à une « shoaïsation de la main aux fesses », comme vous l’écrivez à propos de la mise en cause d’Elie Wiesel. En quoi ces dérives du féminisme sont-elles toxiques, tout autant que le patriarcat qu’elles prétendent mettre à bas ? La civilisation est-elle encore possible quand la séduction est mise en accusation ?

Il suffit de lire l’essai de Mona Chollet Réinventer l’amour pour comprendre ce que signifie exactement l’après littérature. Impossible, écrit Mona Chollet, de parler de l’amour comme d’une sphère à part, une oasis, un sanctuaire : elle politise la vie privée. Et que veut dire pour cette sociologue et pour le courant qu’elle représente “politiser” ? Cela veut dire ... La suite sur Valeurs Actuelles

 

Date de dernière mise à jour : 29/11/2021

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