Varennes : la dernière nuit de la royauté

"Sans Varennes, Louis XVI aurait sauvé sa tête", pense l’historienne Mona Ozouf. Le JDD raconte la nuit du 21 juin 1791 où le destin s’est noué… dans trois cafés.

Hotel du Grand Monarque, Varennes-en-Argonne – Tarifs 2024

Ici, l’histoire s’est jouée sur un coup de dés. "À un quart d’heure près", raconte Mona Ozouf. L’historienne de la royauté exprime l’échec de Louis XVI en unité de temps. À Varennes, au pied de la tour où s’est déroulée l’arrestation, c’est une autre unité qui saute aux yeux: une distance. À peine 50mètres séparaient la famille royale d’un petit pont, et, derrière lui, de la liberté. Elle était là, à portée de voix. "Juste derrière le pont de Varennes, des hussards attendaient, et la route était sécurisée pour la famille royale", décrit Mona Ozouf. À 23 heures, une nuit noire d’été, ce 21 juin 1791, il a surtout manqué de la volonté à Louis XVI et à ses partisans. Le courage était du côté d’une poignée de républicains intrépides, qui buvaient au café du Bras d’Or. La liberté, ce soir-là, avait choisi son camp.

Il faut trois cafés pour raconter la nuit de Varennes. Le café des héros de la Révolution, Le Bras d’Or, n’existe plus. Détruit pendant la guerre de 1914, jamais reconstruit pour pouvoir élargir la route, il devait ressembler à un estaminet enfumé. Rameutés du Bras d’Or, six "clients", quatre patriotes de moins de 25 ans et deux "étrangers de passage", ont stoppé la berline royale. Juste en face, de l’autre coté du pont, le café-restaurant du Grand Monarque est toujours là. Le comte Charles de Raigecourt et le chevalier de Bouillé, commandant une cinquantaine de hussards, y attendaient le roi. Mais du mauvais côté… Le troisième café est celui de la légende. À Sainte-Ménehould (prononcez "sainte menou"), l’auberge du Soleil d’Or, étape obligée sur la route de Varennes, a vécu pendant deux siècles sur une rumeur: le gourmand Louis XVI y aurait fait une halte pour déguster des pieds de cochon et aurait ainsi pris du retard. "C’est faux, avoue avec un accent meusien, entre deux jurons, la propriétaire des lieux, Françoise de Singly. Louis XVI ne s’est jamais arrêté ici!" "En revanche, ajoute-t-elle fièrement, des hussards se sont enivrés à l’auberge et ne l’ont pas escorté jusqu’à Varennes…" La chute de la royauté se raconte donc en trois bistrots.

La troupe croyait escorter un trésor

"Après cette nuit de Varennes, même s’il y a eu ensuite des rois en France, la monarchie est bel et bien morte", analyse Mona Ozouf, pour bien faire comprendre la portée de ce qui s’est passé dans cette souricière de la Meuse, à une journée de carrosse de Paris, deux heures et demie par autoroute.

Louis XVI, Marie-Antoinette et leurs deux enfants ont quitté les Tuileries la nuit précédente. Un petit miracle d’avoir pu, sous le nom de "Durand", et munis de faux passeports, s’engouffrer ni vus ni connus dans un premier fiacre. Passer la porte Saint-Martin, gardée aujourd’hui par des pigeons, mais qui, ce soir de 1791, fêtait un mariage. Fersen, l’amant "présumé" de la reine, cavale à leurs côtés jusqu’à la forêt de Bondy, où les attendent une grosse berline verte et jaune toute neuve. "On a beaucoup glosé sur ce carrosse, mais ce n’était pas une Rolls, aujourd’hui on dirait une belle Mercedes", dit l’historienne. Ils passent Meaux sans encombre et les côteaux de la Marne. Puis grimpent sur le plateau de Champagne, plat comme la main. Les blés sont hauts. Comme aujourd’hui. Le temps est caniculaire. Dans le carrosse, tiré par six chevaux, et non pas par deux, comme le montre le stupide panneau d’autoroute, les coeurs font du yo-yo. Une alternance d’euphorie et de crainte.

À partir de Pont-de-Somme-Vesle, juste après Châlons, les hussards du duc de Choiseul devaient attendre pour former l’escorte. La troupe n’était pas dans la confidence, on leur avait dit qu’ils devaient escorter un trésor… "Mais à cause du retard, bêtement, Choiseul décide de se retirer", poursuit Mona Ozouf. Il est 18 heures. La berline va devoir avancer seule vers l’inconnu. La voilà à Sainte-Ménehould à 19h45. Louis XVI passe devant l’auberge du Soleil d’Or et traverse l’actuelle place du Général- Leclerc, un carré parfait autour de l’hôtel de ville. Ce 21 juin 2012, la place prépare la Fête de la musique sous un petit chapiteau. "Ah bon, c’est aujourd’hui l’anniversaire de Varennes?" Au comptoir du Soleil d’Or, personne ne se souvient de la date. L’ancien relais de poste de Sainte-Ménehould, de l’autre côté de la place, a été transformé en gendarmerie. Et les écuries où l’on change les chevaux à la hâte, ce soir de 1791, sont des bâtiments de tôle qui protègent des camionnettes bleues de la pluie. "On ne fête pas particulièrement l’événement, admet le militaire en faction. Vous savez, ici, les gens ont pour principale préoccupation de savoir où ils iront boire le weekend prochain… Alors Varennes!"

Cette nuit-là, pourtant, "tout était envisageable"

Ce 21 juin 1791, le fils de la patronne du relais, Jean-Baptiste Drouet, rentre des champs quand il aperçoit ces riches étrangers venus de Paris. "Drouet a oublié de leur demander leur passeport, et cela l’embête… La rumeur s’est répandue de la fuite du roi, alors il va avoir peur d’avoir fait une faute", explique Mona Ozouf. La berline a vite repris la route. La voilà dans la forêt et les vallons de l’Argonne. Un autre relais, à Clermont, et elle bifurque vers le nord. De nouveau une grande plaine, bordée de collines et de forêts. Lugubre comme la nuit qui tombe. Une ligne droite monotone de 14,3 km. Drouet galope par un raccourci… Au bout du chemin, la souricière de Varennes les attend.

La haute ville surplombe le pont. "À l’époque, et aujourd’hui encore, c’était la ville noble, celle des gens riches, alors que la ville basse, de l’autre côté du pont, était la partie populaire", raconte le maire UMP, Jean-Marie Lambert, un fils de paysans. "Mes ancêtres étaient là cette nuit-là, ils habitaient en bas." Lui, l’ancien directeur de l’école, doit à l’ascenseur social de la République d’habiter aujourd’hui en haut. "Il était prévu que six chevaux frais attendent à l’entrée de Varennes", raconte Chantal Deville, qui s’occupe du petit musée installé à l’emplacement du rendez-vous initial. Mais à cause du retard, les chevaux avaient été descendus par les hussards devant le Grand Monarque… sur l’autre rive. Dans la berline endormie, on perd du temps à leur recherche. Un quart d’heure fatal. Drouet, lui, va droit au but. Il double la voiture royale et fonce au Bras d’Or. Avec les six buveurs présents, quand elle s’avance sous le porche attenant à l’actuelle tour, ils bloquent la berline. Et sonneront le tocsin.

"Si j’avais été là, pour sûr, j’aurais fait pareil", sourit le maire, que l’on imagine en copie conforme de l’épicier Sauce, qui, ce soir-là, demande les passeports, fait venir la famille royale dans sa maison, juste avant le pont, d’où ils peuvent voir une barricade de vieux meubles se monter pour empêcher le passage. "Les hussards attendaient en face, mais personne n’a rien tenté… Dans la nuit, pourtant, tout était envisageable", est persuadée Mona Ozouf. Il suffit de se placer devant la plaque qui marque les ruines de la maison de Sauce pour s’en convaincre. Le pont est juste là, et derrière lui le Grand Monarque…

Attablé aujourd’hui, Thierry Berthélémy, un garde de l’ONF (Office national des forêts) natif de la région : "On a bien fait de les arrêter, non? Sinon, on aurait eu la reine d’Angleterre, cela n’aurait été guère mieux!" Deux cent vingt et unans avant lui, un bûcheron, le père Géraudel, avait pensé la même chose, répliquant à Louis XVI expliquant à la foule qu’il ne voulait pas quitter la France : "Sire, je n’m’y fiâmes point."

Au Grand Monarque, tenu depuis dix-sept ans par les époux Ganbini, venus d’une station-service de l’Oise, restent deux traces de Louis XVI. Un louis d’argent à son effigie, le même qui, selon la légende, a servi à reconnaître le roi à son profil. "Mon mari me l’a offert", confie la patronne en montrant la pièce. Et puis dans un couloir, au-dessous de la chambre où Victor Hugo a séjourné, une gravure de l’enseigne de l’époque, avec cette dédicace, datée de 1973, d’un descendant des Bourbons : "Notre ancêtre aurait apprécié la table du Grand Monarque." Effectivement…

Aujourd’hui, l’hôtel-café-restaurant est à vendre. "Si vous connaissez quelqu’un… Je vais écrire au Qatar pour leur proposer, je vois qu’ils achètent des hôtels, ces gens-là", ose le maire, optimiste. "La période est difficile, admet-il. D’autant que, comme au Soleil d’Or de Sainte-Ménehould, le Grand Monarque n’accueille plus vraiment de touristes de la monarchie. "Cela s’est arrêté doucement depuis une dizaine d’années", confie Isabelle Ganbini. "Personne ne vient plus", reconnaît aussi Françoise de Singly. Elle est là, l’actualité de Varennes. Les deux derniers cafés ne sont plus que les fantômes d’un pèlerinage qui a duré deux cents ans. Deux cafés aujourd’hui quasi à l’abandon… Comme toute idée de monarchie. Ils témoignent qu’il a fallu deux siècles aux Français pour déraciner totalement ce vieux chêne qu’était la royauté.

Laurent Valdiguié

 

Date de dernière mise à jour : 17/02/2024

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