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« La France libérée (1944-1947) » de Michel Winock

La Rédaction de notre site La France Libérée a choisi comme référence, l'un des meilleurs livres qui puissent exister, à savoir < La France Libérée 1944 - 1947 > un ouvrage de Michel Winock

Comment notre pays est-il sorti de la Seconde Guerre mondiale ? C’est à cette question que répond le nouveau livre de Michel Winock, dont les talents d’écriture connus et reconnus trouvent ici matière à un remarquable exposé. Chacun des 22 chapitres peut se lire pour lui-même et tous ensemble composent une fresque parcourant 3 années souvent réduites à un intermède entre la France « des années noires » et celle de la Quatrième République. Et pourtant, ce fut une période d’une grande intensité.

SCÈNE DE LA LIBÉRATION EN 1944

Intensité dramatique d’abord, avec le retour à la vie civile de tous ceux qui s’étaient retrouvés en Allemagne contre leur gré. On accueillit avec l’impatience due aux époux les « PG » – pour d’ailleurs aussitôt n’en plus parler jusqu’à ce que Fernandel, dans La vache et le prisonnier (1959), leur rendit un peu de leur dignité volée par celui qui, le 17 juin 1940, « le cœur serré », les avait livrés aux stalag et aux oflag. Michel Winock souligne que la divorcialité ne fut cependant pas anecdotique… On accueillit aussi, avec le respect dû aux héros, les pyjamas rayés des « affreuses files de Nuit et Brouillard » qui n’étaient pas tombés sous les crosses et qui passèrent sans transition des horreurs aux honneurs. On reçut enfin, entre gêne honteuse et indifférence coupable, les survivants de ce que l’on n’appelait pas la Shoah parce qu’on n’avait pas encore perçu l’insoutenable spécificité génocidaire ; ce que rapportera plus tard Simone Veil : sa sœur aînée résistante rescapée de Ravensbrück avait sa place dans les cortèges et les associations, mais pas elle qui avait été raflée comme « israélite », selon la terminologie du moment. Et il y eut tous ceux qui ne rentrèrent jamais, pas même en dépouille, et qui devinrent des noms de rue, une photo jaunie ou une pauvre peluche mitée remisée dans un grenier.

Intensité judiciaire ensuite : à la manière d’un exorcisme, pour réinstaller les institutions républicaines et refroidir l’esprit public, on organisa l’épuration (confiée à une magistrature qui avait juré de servir le Marchal Pétain…) pour que ne prospèrent pas les règlements de compte (qui firent 9000 à 10.000 victimes). On jugea avec un dégoût unanime « Bougnaparte » (Pierre Laval) mais ce fut moins consensuel pour Pétain dans la mesure où tant de Français avaient été maréchalistes. On jugea des écrivains, des journalistes, des « petites frappes » qui avaient servi la Gestapo et Louis Renault. Les pages qui y sont consacrées méritent un détour particulier, notamment parce que Michel Winock convoque comme témoins Mauriac (surnommé « saint François des assises » parce qu’il ne se résolvait pas à la peine de mort pour ses confrères « collabos »), Bernanos ou encore Jean Galtier-Boissière, à l’incomparable verve. Dans une relation de cause à effet pas nécessairement évidente, parce qu’il y avait aussi eu la « collaboration horizontale », on vota la fermeture des maisons closes jusqu’alors tolérées, de la sordide maison d’abattage jusqu’au célèbre « One Two Two » parisien, sous la houlette d’une aventurière plus ou moins mythomane qui y gagna le surnom de « veuve qui clôt », Marthe Richard. Et puis on condamna le docteur Petiot, flamboyant serial killer dont le parcours sordide découvre à nos yeux effarés les dessous fangeux de l’Occupation avec ses « services secrets » entrecroisés : tueurs de la Gestapo et tueurs de la Résistance, espions, mouchards, indicateurs et provocateurs des deux bords (Galtier-Boissière, cité page 166).

Intensité économique, pour poursuivre : la France parvint à se relever somme toute assez vite, par l’effet conjugué d’un large consensus civique pour se « retrousser les manches », des mots d’ordre mobilisateurs du PCF et des aides américaines du plan Marshall. Au pays du colbertisme, l’Etat se saisit facilement de nouvelles responsabilités qui synthétisaient l’interventionnisme keynésien et des marqueurs socialistes (la planification et la nationalisation) et se dota d’une Fonction et d’un Service publics qui avait tant fait défaut pendant la crise des années Trente. Ici un barrage, là une nouvelle « auto » (pensons à la 4CV de la toute nouvelle Régie Renault) : les Trente Glorieuses pouvaient commencer. Du coup, on se remit ainsi à vivre un peu mieux, à s’enflammer pour le cinéma et la musique, notamment made in USA après quelques années de privation : au sommet du hit parade de la Libération figurent les grands titres de Glenn Miller. Le festival de Cannes fut lancé. Le tour de France fut relancé. Le monde des Lettres s’ébroua après la clandestinité (pour certains, pas forcément les plus bruyants) ou l’hibernation (pour d’autres, pas forcément les plus modestes) avec un nouveau leitmotiv : s’engager. Une nouvelle génération prit les commandes : Sartre et Beauvoir, Camus, Aragon, Mauriac ; elle écrivit beaucoup et s’invectiva copieusement dès lors qu’il fallut choisir son camp dans la Guerre froide.

Intensité politique enfin, pour un peuple privé d’élections depuis 1936 et qui fut appelé aux urnes pour élire maires et députés et pour se prononcer sur les projets constitutionnels – citoyens et désormais citoyennes car on s’avisa enfin qu’au pays de « Maïco » Vaillant Couturier (qui témoigna au procès de Nuremberg) et de Bertie Albrecht (morte emprisonnée à Fresnes le 31 mai 1943, faite compagnon de la Libération à titre posthume par le général de Gaulle), on ne pouvait plus priver les Françaises de voter. Mais voter pour qui ? Les nombreuses pages consacrées par Michel Winock à ce qui est sa grande spécialité, l’histoire politique, sont d’une très grande clarté. A gauche, l’ordalie de la Résistance fit périr un parti radical vermoulu (quand bien même quelques « dinosaures », tels Herriot ou Daladier, survécurent). Elle sembla retremper la « vieille maison » SFIO mais la jeune garde incarnée par Guy Mollet refusa l’aggiornamento idéologique proposé par le vieux Blum ; elle en paierait le prix sous une décennie. Elle dopa comme jamais le Parti (personne n’eut alors songé à préciser communiste), au point qu’il aurait pu s’emparer du pouvoir avec ses milices armées si Staline ne l’avait pas interdit (et si de Gaulle ne les avait pas désarmées…). Avec son clergé, ses fidèles, ses martyrs (les supposés 75.000 fusillés) et sa liturgie, il vécut son apogée. A droite, on avait trop communié avec le maréchalisme pour que survivent les officines d’avant 1939. Les nouveautés vinrent du MRP, qui permit de faire revenir au bercail républicain l’électorat catholique, et du RPF qui occupa fermement le devant de la scène en inventant la double appartenance avant de s’évaporer dans la relative indifférence de son chef. Michel Winock montre bien comment les événements internationaux (les prodromes de la Guerre Froide et de la décolonisation) vinrent télescoper la politique intérieure, faisant voler en éclats l’union sacrée de la Libération à l’occasion des grèves de 1947. Il « croque » aussi les personnalités politiques du moment : par exemple le camarade Maurice Thorez, plus convaincant en vice président du Conseil patriote et productiviste en 1945 qu’en « moscoutaire » stalinien à partir de 1947 ou le socialiste Paul Ramadier (surnommé « oncle Ram » après avoir exclu les ministres communistes du gouvernement cette même année).

Et bien sûr, il y a le général de Gaulle. La voix de 1940 était une personne dont le pays fit connaissance à partir de l’été 1944. Mais le chef de la France Libre ne fut pas longtemps celui de la France libérée en dépit d’une popularité exceptionnelle et par là même gênante pour la classe politique qui n’eut de cesse de voir en lui un autoritaire en puissance, quelque chose entre Badinguet et Mac Mahon – un soupçon qui l’accompagnera jusqu’en 1969. Le fait est qu’en portant le projet d’une nouvelle constitution avec exécutif fort, il était à rebrousse-poil des us et coutumes de la défunte Troisième République, et, comme dans la fable de La Fontaine, « on le lui fit bien voir ». C’est ainsi qu’il démissionna de la présidence du conseil le dimanche 20 janvier 1946, devant des ministres silencieux : Ma mission est terminée. J’avais entrepris de libérer la France avec l’armée française, sous l’autorité d’un gouvernement français. La France est libérée, le gouvernement est installé dans la capitale, la légalité républicaine est rétablie. La tâche que je m’étais assigné est accomplie. Le régime exclusif des partis est reparu. Je le réprouve, mais, à moins d’établir par la force une dictature dont je ne veux pas et qui, sans doute, tournerait mal, je n’ai pas les moyens d’empêcher cette expérience. (…) Il me faut donc me retirer (cité page 179). Cet insuccès, semblable à celui de Churchill au Royaume Uni, Michel Winock l’explique d’une formule percutante : les héros sont fatigants (page 180). De Gaulle c’était pendant la guerre, et la guerre était finie !

C’est tout cela, et plus encore, qu’on trouvera dans cet ouvrage qui se lit avec gourmandise, que l’on soit historien patenté ou amateur éclairé, et qui mérite sans plus attendre de figurer dans toute bibliothèque digne de ce nom.

Franck Roubeau

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