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MARCEL DÉAT : L'histoire oubliée de ce socialiste devenu collabo forcené

Son nom fait l'objet d'allusions confuses lors de débats politiques. Pourtant, l'homme est aujourd'hui méconnu des Français. Son destin apporte un éclairage sur une histoire qui tend à s'estomper.

 

Huit décennies ont passé depuis la Seconde Guerre mondiale et l'Occupation. Au fil de l'actualité, les références confuses se multiplient, dans le but de dénoncer l'adversaire du moment, mais sans bien analyser l'histoire, ou alors en la déformant à des fins politiciennes ou de confort intellectuel.

La collaboration avec l'occupant allemand est, encore à ce jour, inséparable d'une galerie de portraits plus ou moins connus du grand public. L'un des personnages les plus emblématiques de ce contingent de ralliés à l'ordre européen d'Adolf Hitler s'appelle Marcel Déat.

Contrairement à Jacques Doriot, il n'a pas eu droit à un documentaire à la télévision et n'apparaît que peu dans les films sur la période. Ce qui ne l'empêche pas d'être très souvent cité dans des débats politiques assez dépourvus de sérieux quant à la rigueur de l'interprétation de l'histoire.

 

De la SFIO au fascisme

Issu d'un milieu modeste, originaire de Guérigny, dans la Nièvre, il a étudié à l'École normale supérieure (ENS) de la rue d'Ulm. Jeune espoir du Parti socialiste-Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) et combattant en première ligne pendant la Première Guerre mondiale, il était également un sérieux prétendant à la direction du parti.

Marcel Déat est pourtant devenu le plus emblématique et le plus abouti des cas de conversions –aussi rapides que décisives– de personnalités de la gauche au fascisme. Une des plus importantes incarnations des dérives d'une certaine intelligentsia française et d'une conversion fasciste feignant d'ignorer les crimes immenses du régime hitlérien.

Des historiens aussi renommés que Philippe Burrin ou Jean-Paul Cointet ont livré les clés fondamentales pour comprendre et interpréter le destin de cet homme, parfois évoqué trop rapidement ou invoqué pour mettre en accusation un adversaire.

Les Mémoires politiques de Marcel Déat constituent, dans la masse des écrits qu'il a laissés, un témoignage de première main. Édités chez Denoël en 1989, soit moins de quatre décennies après leur rédaction, leur qualité heuristique est réelle, à condition, bien évidemment, de ne pas se satisfaire des silences de l'auteur.

Le premier chapitre, principalement écrit à la première personne du pluriel, décrit l'itinéraire et l'état d'esprit d'une génération, pur produit de l'ascenseur social républicain d'alors et imprégnée de curiosité intellectuelle. Entre Alain et Jaurès, que Marcel Déat écoute Butte du Chapeau-Rouge –«encore un terrain vague» à l'époque –, il fait partie de cette génération précipité dans le feu du premier conflit mondial. «Français de naissance et Français par destination», il passe quatre ans au front.

Un pur produit de la méritocratie

Normalien, Marcel Déat devient professeur de philosophie à Reims. Dans une ville en grande partie détruite par le conflit, il milite dans les rangs de la famille socialiste et est élu au conseil municipal. Au fil des années 1920, il développe un intérêt croissant pour la sociologie, dont il est un des pionniers sous la houlette de Célestin Bouglé.

Le professeur est suffisamment doué pour multiplier les styles d'écriture à travers ses travaux personnels, ses écrits militants et le redoutable travail de confection de la propagande de son parti. Bref, Déat a tout pour lui. Son intelligence le pousse à raisonner magnifiquement, mais toujours de façon abstraite. Dans le milieu des années 1920, il supplée Lucien Herr, atteint d'un cancer des voies respiratoires et très affaibli, à la bibliothèque de la rue d'Ulm.

Le vertige peut saisir quand on songe aux destins de ces deux hommes. Car Lucien Herr est le père des intellectuels français, une figure unanimement respectée, un homme aussi très touché par la mort de Jaurès, le conflit de 1914-1918 et la scission du Congrès de Tours. Lors de ses obsèques à Grosrouvre, en mai 1926, Léon Blum et Marcel Déat pleurent ensemble un maître, un camarade et un ami.

L'humiliation de Déat

Après le Congrès de Tours, qui s'est tenu du 25 au 30 décembre 1920, les communistes, alignés sur Moscou, et les socialistes, plus acculturés dans leur masse à la discipline républicaine, s'opposent le plus souvent avec virulence. Marcel Déat, lui, fait partie des socialistes les plus hostiles aux communistes. Il est de l'aile droite de la SFIO avec Pierre Renaudel, le député du Var qui a été le témoin direct de l'assassinat de Jean Jaurès par le nationaliste Raoul Villain.

Avoir 20 ans en 1914 n'était pas chose facile. Marcel Déat commence ainsi ses Mémoires en soulignant qu'il est entré dans la vie par la guerre. Ancien combattant à seulement 24 ans, socialiste et normalien, il est un membre actif de son parti, assidu à toutes les réunions et congrès de la SFIO. Au sein de l'hebdomadaire La Vie socialiste, il milite notamment pour la participation à des gouvernements avec les radicaux-socialistes (d'où le terme de «participationnistes»).

En 1924, il échoue de peu dans sa conquête d'un siège à la Chambre des députés et devient secrétaire du groupe socialiste au Palais Bourbon. Il est finalement élu en 1926, mais perd son siège en 1928.

Les tensions ne cessent de s'exacerber au fil du temps. Les membres de La Vie socialiste qui pensent détenir un morceau de la croix jaurésienne plaident pour la participation. Mais, fidèle à sa curiosité intellectuelle, Marcel Déat propose, en 1931, une révision substantielle du socialisme français dans son livre Perspectives socialistes. Dans cet ouvrage, ce n'est pas un fascisme à la française, qui serait alors l'objet de ses songes totalitaires, qui est décrit. Non, il propose un planisme social-démocrate qui sera largement repris après la Libération, un régime intermédiaire entre capitalisme et communisme.

Marcel Déat reprochera toute sa vie à Léon Blum de ne jamais lui avoir dit un mot sur cet opus lors de sa publication et d'avoir, par la suite, rejeté ses propositions. Il est des blessures qui, en politique, sont parfois plus déterminantes que les raisonnements rationnels. En l'espèce, cette humiliation, celle de Déat, est assez comparable à celle ressentie par Jacques Doriot lors du Congrès de Saint-Denis du Parti communiste, en 1929.

La montée en puissance de ceux qu'on appelle «néo-socialistes» aboutit, lors du congrès de 1933, à leur départ de la SFIO et à la constitution d'un Parti socialiste de France (PSDF), dont les principaux dirigeants sont Marcel Déat, Pierre Renaudel, Adrien Marquet et Barthélémy Montagnon. Les amis de Renaudel et de Déat sont mis à la porte de la SFIO. Le récit du congrès par Déat dans ses Mémoires politiques laisse entrevoir une profonde détestation pour Léon Blum («Le Grand Lama»), une forme de mépris intellectuel pour Vincent Auriol («Le brave Vincent»).

En 1935, l'Union socialiste républicaine (USR) rassemble le PSDF et d'autres partis socialistes indépendants. Positionné au centre gauche, le groupe de l'USR soutient le gouvernement Blum et compte parmi ses ministres Maurice Violette, un socialité en avance sur son temps, puisque sa proposition d'accorder la citoyenneté française aux indigènes d'Algérie précède de deux décennies la décision finalement prise face à un problème devenu brûlant.

En 1932, Marcel Déat est élu député de Paris, dans la circonscription de Belleville, recoupant essentiellement la sixième circonscription actuelle, en battant Jacques Duclos, figure du Parti communiste en pleine ascension.

Par la suite devenu ministre de l'Air du gouvernement Sarraut, il est battu en 1936. Il est de ces hommes politiques de la fin de la IIIe République qui, nonobstant leurs choix antagonistes, sont les moins inertes quant à l'usage des progrès techniques, qu'il s'agisse de l'aviation ou des moyens motorisés.

Plus tard, Marcel Déat et le colonel de Gaulle se rencontrent. Charles De Gaulle recherche alors, chez les esprits libres et les plus brillants de l'époque, des relais pour ses thèses.

Un collaborateur forcené

Ayant perdu son siège de Belleville, Déat est élu député de Charente en 1939. Pacifiste dans l'âme et longtemps antifasciste, il rejoint pourtant Vichy en compagnie de René Château, député radical-socialiste, également pacifiste et proche de Gaston Bergery. Certes munichois, leurs choix vont s'avérer des plus radicaux...

En quelques jours ou semaines, la bascule de ces disciples d'Alain vers une forme de proto-fascisme puis, au moins pour Marcel Déat, de fascisme assumé, s'opère avec l'implacabilité que leur agilité intellectuelle leur confère et que leur manque de clairvoyance leur impose. Le 10 juillet 1940, à Vichy l'un et l'autre votent les pleins pouvoirs à Pétain.

Dès lors, dans la défaite, Déat imagine la construction d'un parti unique et envisage de pouvoir l'imposer à Pétain qui, pas plus que Laval, n'en veut. Lors du «coup» du 13 décembre 1940, il compte parmi les personnes arrêtées et passe quelques heures en garde à vue sur ordre du général de La Laurencie. Marcel Déat, déçu par Vichy, devient alors vraiment plus que rancunier et décide de cheminer sans compter sur un Pétain trop réactionnaire à ses yeux.

En février 1941 est créé le Rassemblement national populaire (RNP), où l'on retrouve un nombre important d'instituteurs socialistes et de tenants d'une gauche laïque et républicaine. Marcel Déat, qui reconnaît dans ses Mémoires politiques avoir plus de facilité à échanger avec des journalistes japonais qu'avec les Allemands, interprète cependant le national-socialisme à l'aune de ses propres lubies du moment, et non de ce qu'il pouvait en dire auparavant.

Dans sa relecture de l'histoire et dans le défilé des figures qu'il affectionne, le sans-culotte tient la main du «chemise brune», tandis que l'étendard jacobin se confond avec celui du nazisme –bref, le bonnet phrygien avec la croix gammée.

Écrites dans la dernière décennie de sa vie, ses Mémoires Politiques regorgent de ce type de rapprochements que l'on juge, certes, à présent comme totalement surréalistes, mais qui semblent des plus logiques et visionnaires à un Déat qui se soustrait aux faits et à la plus élémentaire morale quand s'engage la persécution des juifs, lui qui soutenait pourtant auparavant les combats de la Ligue internationale contre l'antisémitisme (LICA, ex-Licra).

Pire, dans les faits, le RNP intègre à sa direction Eugène Deloncle ou Jean Fontenoy, dont les options politiques ont été liées à l'organisation clandestine La Cagoule, ou au Parti populaire français (PPF).

Éditorialiste puis directeur du journal L'Œuvre, il fournit chaque jour des textes, la plupart du temps écrits le dimanche précédent. Il a une tendance très nette à interpréter les événements à l'aune de sa très personnelle grille de lecture. Marcel Déat et Pierre Laval partagent cette même conviction d'être les héritiers d'Aristide Briand. Ils sont issus du centre de la France, d'un socialisme du terroir pacifiste par souci de conserver la terre, les paysages, l'instrument de travail de leur pays. L'ancien professeur de philo de Fénelon accorde peu d'importance à l'idée France. Son pacifisme et sa collaboration relèvent du patrimonial.

Fait important à souligner, tous les néo-socialistes ne sont pas devenus collaborationnistes et déatistes après 1940. Loin de là. Parmi ceux qui le sont devenus, on distingue par ailleurs des nuances importantes, qui vont de l'erreur de jugement –plus ou moins corrigée avec le temps– au fourvoiement total et criminel.

Paul Ramadier, membre du PSDF, résiste ainsi dès le début de l'Occupation en refusant de voter les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. Louis Vallon, proche des thèses planistes des néo-socialistes, devient résistant puis l'un des principaux animateurs du gaullisme de gauche. Alexandre Varenne s'oppose quant à lui au régime de Vichy et à Pierre Laval, pourtant puissant voisin dans le Puy de Dôme.

Protégé d'Otto Abetz rongeant son frein

Élément important du dispositif allemand en France, l'ambassadeur du Reich à Paris, Otto Abetz, marié à une Française (secrétaire de Jean Luchaire), pratique une politique mêlant séduction et évidente ingérence dans la vie politique française. Parmi ses protégés: Marcel Déat.

Les deux hommes n'ont aucun mal à s'entendre. Pas plus qu'avec Ernst Achenbach, qui sait louanger les collaborationnistes français. Déat, pendant quatre années –au mépris de toute morale et sur la base de raisonnements biaisés–, va acquiescer, ne dire mot sur les crimes en cours, voire les encourager. À la fin de ses Mémoires politiques, il semble d'ailleurs concéder –ce qui est rare chez lui– l'hypothèse de ne pas être innocent durant cette période.

En 1941, lors d'un passage en revue des volontaires de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF), Marcel Déat est grièvement blessé, comme Pierre Laval. Leurs blessures sont des plus sérieuses. La Résistance tente par ailleurs de l'assassiner plusieurs fois. Le maquis nivernais tente également de le tuer lors de l'un de ses séjours à sa «bicoque» dans le département, à Arbourse.

Déat ne rate aucune actualité de l'Occupation. Dans ses articles pour L'Œuvre, la presse de son parti, dans des notes prises dans son journal et, plus tard, dans ses Mémoires, ses commentaires au jour le jour permettent de peindre un portrait assez complet du chef collaborateur.

Il sait se féliciter de la nomination de son ami Max Bonnafous au rang de ministre et entretient des rapports cordiaux avec Pierre Cathala. En mars 1944, il est nommé ministre du Travail. C'est dans un «État français» soumis à un processus de fascisation accéléré que Déat parvient au gouvernement une seconde et dernière fois. Il est vrai qu'il est alors pour lui déjà bien tard... en fait, trop tard.

Dix ans de cavale et puis, la mort

Dans ses Mémoires politiques, il entraîne le lecteur dans une étonnante voire stupéfiante équipée personnelle à travers l'histoire du XXe siècle. Doté d'un rare talent de plume, il est capable d'emmener ceux à qui il s'adresse de Jean Jaurès à Adolf Hitler. Il conte l'expérience qu'il a d'une réunion du premier sur un ton égal à celui employé pour sa rencontre avec Hitler en Prusse-Orientale en 1944. Mais à partir de ce moment, tout devient dérisoire et pathétique.

Rancœur ? Affaissement moral ? Dégâts d'un pacifisme aveugle dû au précédent conflit mondial ? Réel engouement pour un national-socialisme continuateur des chimères déatistes ?

À la fin du mois d'août 1944, il prend la route de l'Est avec les hiérarques de la collaboration vichyste, les collaborationnistes de Paris, les miliciens qui le peuvent et leurs familles. À Sigmaringen, dans le sud de l'Allemagne, il intrigue pour arriver au pouvoir. Il s'implique dans la Commission gouvernementale et partage le pouvoir sur cette «communauté réduite aux caquets», selon l'expression du journaliste Alain Laubreaux. Il y côtoie d'autres figures du soutien à l'Allemagne comme Fernand de Brinon (fusillé en 1947), Joseph Darnand (fusillé en 1945), Jean Luchaire (fusillé en 1946) et le général Bridoux (mort en exil à Madrid en juin 1955).

Jacques Doriot disparaît quant à lui en février 1945 dans le mitraillage de sa voiture sur la route de Mengen, où il vient rencontrer Marcel Déat, qui est le premier sur les lieux de la mort du chef du PPF.

Après une fuite rocambolesque à travers les Alpes, où il ne peut que croiser des convois de déportés, il réussit à rejoindre Gênes, puis Turin, où il échappe une décennie durant à toute arrestation –l'espérance de vie d'un dirigeant collaborationniste en 1945 était souvent conditionnée à un passage en Espagne. Déat survit dix ans, dans un confort très relatif. Pourtant condamné à mort par coutumace en juin 1945, il ne sera jamais arrêté.

« Que dois-je ne jamais devenir ? »

Rancœur? Affaissement moral? Dégâts d'un pacifisme aveugle dû au précédent conflit mondial? Réel engouement pour un national-socialisme continuateur des chimères déatistes? S'il y a bien eu dérive fasciste, comme le souligne Philippe Burrin, on ne peut oublier, souligne Jean-Paul Cointet, que Marcel Déat est un homme de conversions.

Rares sont ceux qui se souviennent de son nom, il est désormais oublié de l'immense majorité des Français. Des historiens évidemment, des socialistes de culture ou de parti, parmi les plus âgés ou de la Nièvre, la terre d'origine de Déat.

Son nom peut servir à disqualifier un adversaire intellectuel ou politique. Mais plutôt que de chercher le nouveau Marcel Déat à tout bout de champ comme on chercherait une sorte d'anti-«Nouvelle Star» politique, ainsi que les récurrentes allusions au sein de la gauche le laisse entendre, une autre logique devrait prévaloir. Bien des pans de notre histoire sont aussi méconnus qu'instrumentalisés, puisque la formation militante ignore les processus tels que ceux évoqués dans cet article, l'appel au discernement de l'engagé en politique reste vain. Ainsi ce n'est pas la traque des nouveaux Déat qui doit prévaloir, mais davantage: «Que dois-je ne jamais devenir?»

Deux proches de Marcel Déat feront de la politique après 1945: Georges Albertini devint une éminence grise anti-communiste du patronat et un recruteur de talents pour la droite française; Roland Goguillot, dit Gaucher, exerça ses talents de plume, certes dans la presse automobile, mais surtout à National Hebdo, hebdomadaire officieux du Front national (FN), et devint conseiller régional pour le FN; quant à Hélène Déat, son épouse, elle écrivit la postface des Mémoires politiques, avant de disparaître en 1955. Socialiste converti au fascisme, Déat n'est pas un cas isolé, mais il est sûrement le plus emblématique et le plus dérangeant.

Gaël Brustier 

 

 

 

 

 

 

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