Bonickhausen : pourquoi le vrai nom de Gustave Eiffel faisait-il jaser ?

À une époque où la Prusse était l’ennemie de la France, l’ingénieur Gustave Eiffel a été souvent contraint de se justifier… et jurer qu’il était français. En cause, un nom de famille d’origine germanique - Bonickhausen - qu’il a gardé jusqu’en 1881.

L’attaque vole bien plus bas que la célèbre tour. Lors de la construction de celle-ci, de 1887 à 1889, rapporte Louis Devance, au­teur de Gustave Eif­fel, la construction d’une carrière d’ingénieur (Col­lection­ Histoires­, éd. Universitaires­ de Dijon, 2016), "des publicistes donnent une explication définitive de l’aberration qu’est la tour Eiffel. Elle est monstrueuse parce que sortie d’un cerveau juif allemand, donc antifrançais".

Gustave se sent obligé de se justifier par lettre ouverte, publiée dans le journal Le Temps du 7 juillet 1886 :

Je ne suis ni juif ni Allemand. Je suis né en France, à Dijon. De parents français et catholiques.

Des accusations qui resurgiront encore lorsque Gustave Eiffel se retrouvera mêlé à un scandale financier lié à la construction du canal de Panama, en 1892. La charge principale est alors menée par Édouard Drumont, chef de file des nationalistes antisémites… Les anti-Eiffel lui font payer son patronyme d’origine : "Bonickhausen dit Eiffel". Un nom qui témoigne de l’origine rhénane de sa famille paternelle, arrivée en France cinq générations plus tôt, vers 1700.

Une conférence sur Gustave Eiffel ce 17 novembre à la mairie de Cassel - La  Voix du Nord

Gustave Bonickhausen dit Eiffel

À l’époque, l’aïeul de Gustave, tapissier de profession, avait déjà, dans un désir d’intégration à la France, fait accoler à son nom la mention "dit Eiffel­". Pourquoi Eiffel ? En mémoire du plateau d’Eifel, près de Cologne, d’où étaient originaires les Bönickhausen (avec tréma). Trois générations plus tard, François Alexandre, père de Gustave, a rompu avec cette lignée familiale d’artisans pour s’engager, en 1811, dans l’armée napoléonienne. Il a servi sous les ordres d’Eugène de Beauharnais­, fils adoptif de l’Empereur, dans trois campagnes italiennes, avant d’être réformé sous la Restauration.

La mère de Gustave, elle, est une femme d’affaires avisée. Après avoir hérité du commerce de son père, elle s’est engagée dans celui de la houille, favorisé dans la région par une récente voie marchande : le canal de Bourgogne. La famille s’est installée sur le port principal du canal, à Dijon, et Alexandre a rejoint l’entreprise de son épouse.

Grâce au "travail acharné" de ses parents, comme l’écrit Gustave Eiffel dans un recueil intitulé Souvenirs biographiques sur mes dix premières années, la famille a engrangé une belle fortune. Durant son enfance, une fois par semaine, Gustave Bonickhausen dit Eiffel (le tréma n’est pas mentionné sur son acte de naissance) est reçu chez une de ses tantes et son époux, Jean-Baptiste Mollerat, qui dirige une usine chimique à Pouilly-sur-Saône.

Ce dernier participe à la formation et à la vision de chef d’entreprise de son neveu. Il obtient, en 1850, le baccalauréat ès lettres ainsi que le baccalauréat ès sciences, avant de partir à Paris, étudier au collège Sainte-Barbe. "On sait que c’est à partir de ce moment que Gustave ne veut plus être appelé Bonickhausen", note Louis Devance. Il s’inscrit au concours d’entrée à l’École polytechnique sous le seul patronyme d’Eiffel. Recalé, il intègre l’École centrale des arts et manufactures ("Centrale"), où il est formé au diplôme d’ingénieur civil, spécialité chimie. Son objectif ? Entrer dans l’établissement de son oncle, Jean-Baptiste Mollerat, afin de lui succéder et de faire fortune.

Mais une brouille familiale met fin à ce projet

Poussé une fois de plus par sa mère, Gustave se tourne alors vers un autre membre de sa famille pour s’initier à la sidérurgie. À sa sortie de l’École centrale­, en 1855, il est embauché par Joseph Collin, directeur des hauts-fourneaux de Châtillon-sur-Seine, époux d’une de ses sœurs, Alexandrine Laure. Et c’est encore sa mère qui, selon Louis Devance, "épluche son carnet d’adresses" pour ouvrir une nouvelle carrière à son fils…

Elle obtient le contact de Charles Nepveu, entrepreneur dans la métallurgie. L’entente entre les deux hommes est immédiate. Ainsi s’ouvrent, pour Gustave Bonickhausen, les portes d’une carrière fulgurante qui l’entraîne à Bordeaux en 1857. Gustave­ signe alors ses contrats du seul nom d’Eiffel. L’époque l’y incite. "Sous le Second Empire, il existe une forte méfiance envers les pays germaniques, en particulier la Prusse", rappelle Michel Carmona dans Gustave Eiffel, le maître du fer (éd. Pluriel, 2022). À Bordeaux, Gustave cherche à s’établir et part en quête d’une riche héritière dont la dot lui permettrait de fonder son entreprise. Mais son nom allemand, ainsi que sa situation jugée comme étant celle d’un parvenu, as­som­brissent ses perspectives.

Plusieurs projets matrimoniaux échouent

Alors qu’il est sur le point d’annoncer ses fiançailles avec une certaine Adrienne Bourgès, l’en­ga­gement est annulé. Celui qui devait être son beau-père, Marcelin Bourgès, a en effet violemment réagi lorsqu’il a découvert le nom de famille d’origine du jeune ingénieur… Désabusé, Gustave écrit à ses parents :

J’en suis à mon sixième mariage raté.

Il se résout à revoir ses ambitions matrimoniales à la baisse, et leur demande de l’aide pour trouver sa future épouse. Marie ("Marguerite") Gaudelet, petite-fille d’un de leurs amis, âgée de 17 ans, sera la candidate parfaite. Le couple se marie le 8 juillet 1862, à Dijon. Mais avec l’arrivée de la guerre de 1870, la situation se complique pour l’ingénieur, désormais installé en région parisienne où se trouvent les Ateliers de construction métallique G. Eiffel, qu’il a fondés quatre ans plus tôt.

Face à l’ennemi prussien, le sentiment antigermanique gagne la France. Le patronyme Bonick­hausen devient de plus en plus lourd à porter. En 1875, il est la cible d’un tract diffusé à Levallois-Perret, ville où est établie son entreprise et dont il est membre du conseil municipal. On peut y lire que le "soi-disant Eiffel", dissimulerait son origine prussienne sous un faux nom pour mieux "jouer les espions à la solde de Bismarck".

Gustave­ porte plainte pour diffamation. Et l’enquête démasque le pamphlétaire : un certain Petit-Gérard, ancien dessinateur de l’entreprise Eiffel. Pour Gustave, c’en est trop. Forcé de rassembler les documents lui permettant de prouver la diffamation, il saisit, en 1878, le ministère de la Justice afin de faire supprimer ce patronyme gênant :

"Ce nom de Bonickhausen a une consonance allemande qui inspire des doutes sur ma nationalité française, de nature à me causer soit individuellement, soit commercialement, le plus grand préjudice."

Après avis favorable du Conseil d’État, le tribunal d’instance de Dijon, ordonne, le 20 août 1881, que l’acte de naissance d’Eiffel "soit rectifié en ce que le nom de Eiffel sera substitué à celui de Bonickhausen". Un soulagement pour Eiffel.

L’ingénieur lui-même ne manquera pas de rappeler au crépuscule de sa vie, dans sa Notice généalogique sur la famille Eiffel, que "de l’an 1700 à l’an 1921, il y a sept générations en ligne directe portant le nom d’Eiffel". Une ultime façon, pour lui, de faire taire ses détracteurs. Mais c’est son chef-d’œuvre qui sera finalement son meilleur allié : le quotidien L’Humanité daté du 29 décembre 1923, deux jours après la mort de Gustave Eiffel, conclura sa nécrologie par ces mots :

Le nom d’Eiffel durera autant que sa tour.

Anne-Gaëlle Laborde-Ceyrac

 

Date de dernière mise à jour : 05/02/2024

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