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ÉCOLOGIE : Le ciment plombe la lutte contre le changement climatique

On en parle beaucoup moins que l'avion, mais la filière ciment-béton contribue fortement au réchauffement planétaire. Une réalité qui n'est pas près de changer, malgré les prétentions des cimentiers d'atteindre la carboneutralité.

À Pékin, après deux années de pandémie qui ont fortement ébranlé le secteur du transport aérien, l'aéroport international de Daxing va pouvoir prendre son envol: inauguré durant l'automne 2019, ce terminal conçu comme une immense étoile à six branches devrait dépasser les 100 millions de voyageurs en 2040, en faisant l'un des plus grands du monde.

Du point de vue climatique, cette construction n'a rien d'une bonne nouvelle. Bien sûr, elle permet d'augmenter le trafic aérien, qui représente aujourd'hui 2,5% des émissions de gaz à effet de serre (GES) de la planète. Mais en engloutissant pas moins de 1,6 million de mètres cubes de béton, elle a aussi boosté un autre secteur trois fois plus polluant (7% à 8% des émissions mondiales de GES): la filière ciment-béton.

CONSTRUCTION EN BÉTON

La Chine, première productrice

Aujourd'hui, le béton est la deuxième substance la plus consommée sur Terre, après l'eau –et donc davantage que le pétrole. Un pays en est particulièrement gourmand: la Chine, qui a produit 56% des 4,4 milliards de tonnes de ciment de l'année 2021, presque exclusivement pour sa consommation interne.

«Chaque année depuis quinze à vingt ans, les Chinois consomment 1,5 tonne par habitant. C'est inouï!», s'exclame Éric Bergé, chef de projet «industrie lourde» au Shift Project, cercle de réflexion qui œuvre en faveur d'une économie décarbonée. «Jamais dans l'histoire de l'humanité un pays n'a consommé autant de ciment pendant aussi longtemps. L'Allemagne est montée à une tonne par habitant après la Seconde Guerre mondiale, quand il a fallu tout reconstruire.»

Tous les deux ans, la Chine coule autant de ciment que les États-Unis dans l'ensemble du XXe siècle, sans aucun souci d'économie: superstructures comme les barrages et les ponts les plus imposants du monde, complexes résidentiels pour loger la classe moyenne dans des appartements toujours plus spacieux, rien n'est trop gigantesque pour la nouvelle puissance économique dominante.

Le monde reste à construire

Dans le domaine du ciment, une courbe est bien connue: quand un pays pauvre commence à se développer, sa consommation de colle grise augmente, jusqu'à ce qu'il ait construit le gros des infrastructures dont il a besoin. Ensuite, son appétit diminue. Par exemple, chaque Français consommait 238 kg de ciment en 2018 –ce qui, une fois mélangé avec du sable, du gravier, des adjuvants et de l'eau, donne presque une tonne de béton.

Mais la Chine fait maintenant mentir cette courbe, et on ne sait pas pour combien de temps encore. «Le poids de l'immobilier et de l'infrastructure est très élevé dans son PIB, je pense que le gouvernement relancera les grands travaux» au sortir de la pandémie, prévoit Éric Bergé. Et c'est sans compter sur les «nouvelles routes de la soie», ce chantier titanesque de ports, routes et voies ferrées financé par Pékin pour partir à l'assaut du monde.

Même si, par miracle, le pays de Xi Jinping commençait à se serrer la ceinture, d'autres prendront le relais: selon le secrétaire général de l'ONU António Guterres, 75% des infrastructures de 2050 n'existent pas encore… Des pays fortement peuplés ont toujours un retard considérable en la matière, comme l'Inde et l'Indonésie, sans parler de l'Afrique.

Il est difficile d'estimer ce que sera la production mondiale en 2050. L'Agence internationale de l'énergie (AIE) anticipe une hausse de 12% à 23%, alors que la World Cement Association (WCA), qui représente 60 compagnies, s'attend à ce qu'elle reste stable mais se déplace vers de nouveaux marchés: la Chine pourrait descendre à 35% du total dès 2030, tandis que l'Inde grimperait à 16% (contre 8% en 2018).

Selon l'Agence internationale de l'énergie, chaque tonne de ciment fabriquée produisait 9,5% de CO2 de plus en 2020 qu'en 2015.

Le processus de fabrication du ciment dégage beaucoup de GES pour deux raisons: parce qu'il faut brûler des combustibles pour chauffer un four à 1.450°C, à l'intérieur duquel on cuit un mélange de calcaire et d'argiles. Ensuite parce qu'une réaction chimique s'opère alors (responsable de deux tiers des émissions) dont résulte le clinker, composant clé du ciment.

Or, les émissions de CO2 dues au ciment ont déjà doublé en vingt ans. Pire, selon l'AIE, chaque tonne fabriquée en produisait 9,5% de plus en 2020 qu'en 2015, à cause de la piètre performance des cimenteries chinoises…

L'industrie veut y croire

Les industriels dressent un portrait beaucoup moins sombre –et même contradictoire– à partir de ces données: «Depuis 1990, l'industrie a réussi à réduire son empreinte carbone d'environ un quart, déclare le directeur général de la WCA, Ian Riley. Cela s'est fait en utilisant trois leviers traditionnels: utilisation de combustibles alternatifs comme de la biomasse ou des déchets, amélioration de l'efficacité énergétique des usines et réduction du taux de clinker du ciment (par exemple en le remplaçant par des argiles calcinées). Maximisés, ces leviers ont le potentiel pour réduire les émissions d'un autre tiers.» But avoué: atteindre la carboneutralité à l'horizon 2050.

Éric Bergé, du Shif Project, confirme qu'il y a de bonnes nouvelles dans l'industrie du ciment. Certaines installations dans des pays émergents sont aujourd'hui plus efficaces énergétiquement que celles des vieux pays industrialisés (à commencer par la France), et «pour la première fois, il y a une explosion de start-up qui proposent des ciments ou bétons alternatifs». Par exemple, Hoffmann Green Cement Technologies, jeune pousse installée en Vendée qui utilise des résidus d'industrie et de construction et les transforme en ciment sans passer par la phase de cuisson, pour un résultat censé émettre six fois moins de CO2 que les ciments traditionnels.

Il y a cependant une moins bonne nouvelle: les cimentiers comptent beaucoup sur la captation du carbone pour éliminer les GES restants… alors que rien ne nous dit que cette solution miracle fonctionnera vraiment. «Plusieurs projets sont en phase pilote dans des cimenteries, relate Ian Riley de la WCA. Par exemple, un grand producteur chinois, Anhui Conch, a réussi à capter 50.000 tonnes de CO2 en 2019, mais cela ne représente que 1% des émissions de l'usine. Dans ce cas, un inconvénient majeur était le manque d'occasions commerciales d'utiliser le CO2.»

Ce n'est pas le seul écueil qui se dresse devant la captation: «Il va falloir enterrer les surplus dans d'anciens puits de pétrole ou de gaz, et toutes les cimenteries ne s'y prêtent pas, rappelle Éric Bergé. De plus, cela nécessite de grandes quantités d'électricité. On n'en aura jamais assez pour la mobilité électrique, l'hydrogène et toutes les industries qui disent qu'elles vont capter du carbone!»

On laisse béton?

Une solution s'impose donc d'elle-même: la sobriété. Cela peut se faire de plusieurs façons: en travaillant sur le design pour qu'ouvrages et bâtiments soient moins gourmands en béton, en utilisant davantage de bois, en revoyant l'urbanisme pour construire de manière moins grandiloquente, voire en renonçant à certains projets comme des immeubles à bureaux qui ont, de toute façon, moins la cote depuis le début de la pandémie

Sans surprise, Ian Riley ne montre pas un grand enthousiasme quand on lui demande s'il est possible de produire moins de ciment, qu'il qualifie de «matériau essentiel pour permettre l'urbanisation dans un monde surpeuplé et en développement». On peut gratter ici et là, explique-t-il, mais «pour le développement urbain, la construction d'infrastructures et d'autres structures exigeantes, on ne s'attend à aucun éloignement du béton traditionnel».

Pour Éric Bergé, c'est la réglementation qui fera avancer les choses. «Les cimentiers n'ont rien fait ces vingt dernières, car il n'y avait aucune incitation à faire quoi que ce soit, affirme-t-il. [L'Union européenne] leur a donné des quotas carbone gratuits et ils arrivaient même à gagner de l'argent en revendant une partie sur le marché du carbone. Ces quotas viennent d'être réduits, ce qui est une vraie incitation à émettre moins de GES.»

L'action peut se faire également au niveau national: «En France, la loi RE2020 met le béton en concurrence avec d'autres matériaux, puisque les nouvelles constructions doivent maintenant respecter un plafond de CO2 par mètre carré, ce qui inclut les émissions liées à la construction.» L'État n'a toutefois pas mis en place des règles similaires envers lui-même, regrette Éric Bergé, par exemple en utilisant la quantité de GES émis comme critère lors des appels d'offres pour la construction d'ouvrages publics.

Reste à voir si des pays comme la Chine et l'Inde sont prêts à se serrer la ceinture et à effectuer la révolution du ciment qui s'impose pour décarboner la filière. Car c'est dans leur camp que le match se joue vraiment.

Rémy Bourdillon — Édité par Natacha Zimmermann 

 

 

Date de dernière mise à jour : 12/07/2022

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