« Il faut laisser la place aux jeunes »

« Je ne vote plus, il faut laisser la place aux jeunes » : on a parlé politique avec Raymond, 96 ans.

À quelques mois de l’élection présidentielle de 2022, la série « Paroles », s’intéresse à la vision politique des citoyennes et citoyens. Pour ce premier épisode, nous avons rencontré Raymond Ducher. Ce nonagénaire habite une petite commune rurale de l’Allier. Il confie se sentir trop âgé pour se rendre aux urnes. Mais la politique continue de le passionner.

« Mon temps est venu, il faut laisser la place aux jeunes pour faire le pays ». À 96 ans, se trouvant « trop vieux », Raymond Ducher a décidé qu’il ne votera pas à la présidentielle de 2022. Depuis « cinq ou six ans », il a remisé sa carte électorale au fin fond d’un vieux tiroir et ne se déplace plus aux urnes.

Raymond Ducher est né en 1925, sous la IIIe République. De Gaston Doumergue à Emmanuel Macron, il a connu treize présidents de la République française. Son premier passage dans l’isoloir remonte à 1947 ou 1948, il ne sait plus vraiment. En tout cas, ce premier vote n’était certainement pas pour le Parti communiste, puissant à l’époque, car : « Moi, je ne suis pas communiste », balaye-t-il d’emblée, d’une voix rauque, claire mais légèrement chevrotante.

RAYMOND DUCHER

Malgré son fauteuil roulant avec lequel il se déplace depuis six mois, il se tient droit. L’œil vif et les cheveux soigneusement peignés en arrière, il roule les « R », une caractéristique typique de l’accent bourbonnais.

Mayet-de-Montagne, ses « racines »

C’est dans l’Allier, à Mayet-de-Montagne, ses « racines », qu’il a passé toute sa vie. Une petite commune rurale de la région Auvergne Rhône-Alpes, peuplée de 1 400 âmes. Située à une trentaine de kilomètres de Vichy, c’est au détour d’une route départementale sinueuse dans la montagne bourbonnaise, que l’on y arrive, un après-midi brumeux de novembre.

Derrière les stores d’une maison sans prétention donnant sur la place centrale de la ville, la silhouette de Raymond Ducher se devine. De sa fenêtre, on aperçoit les barnums pas encore démontés du marché du jour ainsi que les cartons et fruits et légumes décomposés qui jonchent le sol. Soixante-dix ans qu’il habite ici, où ont grandi ses cinq enfants. Il y vit seul depuis le décès de sa femme, il y a onze ans.

« J’ai toujours voté à droite »

Raymond Ducher a grandi dans une famille d’agriculteurs catholique très pratiquante. Sa mère voulait même qu’il entre au séminaire pour devenir prêtre. Dans son salon à la tapisserie moutarde des années 1970, entre autres bibelots et photos de famille, un crucifix mural témoigne d’ailleurs de sa foi.

Chez les Ducher, on roule à droite. Une droite plutôt sociale, avec comme ligne directrice, l’aide aux plus défavorisés. « Les gros, les financiers, ils ont tout ce qu’il faut, ils n’ont pas besoin qu’on les aide », considère Raymond Ducher. « C’est pas eux qui font avancer la société », ajoute-t-il.

Il insiste : « Pour chaque élection, présidentielle, législative, départementale, régionale, municipale, j’ai toujours voté, à droite mais avec l’état d’esprit qu’il faut aider le petit peuple ». Même s’il ne vote plus, cela ne l’empêche pas pourtant d’avoir des avis bien tranchés sur le climat politique actuel. Et de savoir pour qui il voterait s’il votait toujours. « En 2017, j’aurais voté pour Macron et en 2022, je revoterais pour Macron ». Le retraité admire le président de la République, un homme « très intelligent » qui a « des capacités supérieures à la plupart des autres candidats » et qui « peut faire bouger les choses ».

En 2017, il a d’ailleurs convaincu plusieurs personnes de son entourage, qui à l’origine préféraient le candidat de la droite François Fillon, de mettre le nom d’Emmanuel Macron dans l’urne. « Il était plus jeune, avait plus d’allant, et était plus ouvert ». Sur son incarnation « jupitérienne » de la fonction présidentielle, il se montre plus nuancé, évoquant son côté « cassant » et reconnaissant ses difficultés à rassembler les Françaises et les Français. « Oui, c’est pas bien son genre ça, d’unir les gens », souffle-t-il, les yeux dans le vague, comme s’il venait soudainement de réaliser cet aspect de la personnalité d’Emmanuel Macron.

Le gaullisme, sa préférence

Pour Raymond Ducher, un président de la République doit incarner « le père de la Nation » et rassembler les Français. Une référence directe à l’homme politique dont il s’est senti le plus proche dans sa vie : le général de Gaulle. « Il a dominé tout le monde ». Et a sauvé la France. « Après la guerre, il a su relever le moral des Français et a réussi à mettre les communistes sous sa coupe, ce qui est un exploit », raille le vieil homme. Alors oui, il a fait des erreurs, « comme tous les politiques », reconnaît-il, notamment au moment de la guerre d’Algérie. « Quand il a dit aux Algériens : “Je vous ai compris”. Bon, c’était un mensonge ».

De la droite, Raymond Ducher s’est employé à incarner toute sa vie l’esprit du « bon patron », avec l’objectif de « faire travailler les gens ». Dans la campagne bourbonnaise, à l’époque, rares étaient les offres d’emploi. Aujourd’hui, elles sont « inexistantes », la jeunesse délaissant ce territoire rural pour aller en ville. Il dénonce la désindustrialisation de la France, qui a eu un « impact désastreux sur l’emploi » et qu’il tient responsable de beaucoup de maux actuels.

Un tempérament d’entrepreneur pendant l’âge d’or du plastique

À trois ans, Raymond a la jambe coupée par une moissonneuse-batteuse, dans le champ de ses parents. Malgré sa prothèse qu’il porte très tôt, impossible de reprendre la ferme familiale. On lui préconise de faire un métier assis. Ce sera horloger. En 1940, à 15 ans, il intègre à Lyon une école d’horlogerie, qu’il termine quasiment à la fin de la guerre, en 1944. Il n’a alors qu’une idée en tête : monter son entreprise.

Un projet qu’il concrétise en 1951, il installe son atelier de réparation de montre à deux pas de sa maison. Mais alors que l’âge d’or du plastique commence à peine, il sent la bonne affaire, s’associe avec deux amis, achète une machine à Lyon dans la foulée et crée une entreprise de fabrication d’articles ménagers en plastique. À Mayet-de-Montagne, toujours. Mais l’entente entre les trois compères se détériore, Raymond vend sa part, sans délaisser pour autant le plastique. « J’avais goûté à cette histoire de plastique, alors j’ai décidé de recommencer », raconte-t-il. Il lance alors sa propre entreprise de fabrication d’objets en plastique.

Avec trente employés l’hiver et jusqu’à soixante pendant l’été, l’affaire tourne bien. L’entreprise de Raymond Ducher devient notamment l’un des fournisseurs officiels de gadget en plastique du fameux magazine de bande dessinée Pif Gadget . Dans les années 1970-1980, il a révolutionné la presse jeunesse et fait la joie des enfants avec un gadget glissé chaque semaine dans le magazine. La plus grosse commande s’élève à 730 000 exemplaires. « Un jour, je regardais l’émission de Patrick Sébastien et il se met à présenter les gadgets de Pif Gadget, et bien, sur sept, j’en avais fabriqué cinq », se rappelle-t-il, des étoiles dans les yeux. Il gardera cette entreprise jusqu’en 1985, lorsqu’à 60 ans, sa femme décide pour lui qu’il en a bien fait assez. Il part alors en retraite et revend sa société.

En matière d’écologie, « on avance »

Aujourd’hui, sa position sur le plastique a bien changé. « C’est une ère qui est révolue », observe-t-il. Le plastique, devenu « trop difficile à maîtriser », il faudrait opter pour un matériau plus écologique, comme « le plastique végétal, qui se détériore rapidement ».

Sans se revendiquer pour autant écologiste, Raymond Ducher prône la limitation de l’usage des ressources. Mais pas « pour diminuer notre train de vie ». Il cite « la petite jeune du Nord, la Suédoise » [la militante, Greta Thunberg, engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique], avec laquelle il est en désaccord sur ce point. « Contrairement à ce qu’elle dit, on avance à petits pas, mais on avance ». Il reconnaît volontiers avoir pris conscience que « ce n’était pas une solution de fabriquer des choses qui durent une centaine d’années et dont on ne sait pas se débarrasser ».

Zemmour ? « Un rigolo »

De la société actuelle, Raymond Ducher se tient au goût du jour. S’il ne sait pas utiliser ni Internet ni un smartphone, il suit l’actualité du coin en lisant le journal local La Montagne, qu’on « lui apporte tous les matins », mais aussi l’actualité nationale grâce au petit écran. Friand des émissions politiques, sur LCI, BFM ou France 5, avec notamment C dans l’air, il confie avec malice qu’« il y a du blabla en pagaille mais il y a quand même des choses que j’en retiens ».

Le sujet Éric Zemmour ? Il le balaie d’un revers de main : « Pff, c’est un rigolo, il n’est pas fait pour être président et va s’écrouler dans les sondages ». De toute manière, les extrêmes, il n’est pas pour, « que ce soit Le Pen, Zemmour ou Mélenchon ».

Sur les Gilets jaunes, il dit les comprendre, notamment sur le fait qu’ils « aient exprimé leurs problèmes », mais fustige ceux qui « sont allés trop loin en s’attaquant à l’Élysée ou en brûlant la sous-préfecture du Puy-en-Velay ».

En revanche, Raymond Ducher n’approuve pas la position des anti-vaccin. « Ne pas se faire vacciner, c’est se mettre en dehors de la société, c’est espérer que les autres vont nous protéger, ce n’est pas normal », soupire-t-il en secouant la tête alors qu’il a reçu sa dose de rappel du vaccin contre le Covid-19 au mois d’octobre. D’ailleurs, l’un de ses fils est opposé à la vaccination mais Raymond Ducher refuse que cela génère une quelconque mésentente entre eux. « J’ai mes opinions, mes enfants ont les leurs, nous en débattons mais cela reste très serein ». La mésentente entre les Français, c’est ce mal qui ronge la France d’aujourd’hui pour Raymond. « Il n’y avait pas autant de désunions, de mon temps », assure-t-il.

Sa femme, son « égale, voire sa supérieure »

Lorsque l’on évoque, en fin d’entretien, le sujet du féminisme, il parle spontanément de sa femme, Marie-Thérèse, « son égale, voire sa supérieure ». « Regardez, elle est là », sourit-il en pointant du doigt son buffet. Sur une photo encadrée, une femme à la chevelure blanche et toute vêtue de noir pose. Il affirme l’avoir « choisie » pour trois raisons, « une instruction supérieure à la mienne, un caractère généreux et un côté bonne catholique ».

Il a veillé sur elle, atteinte de la maladie d’Alzheimer, pendant sept ans en endossant le rôle d’aidant, avant qu’elle ne s’éteigne, « dans ses bras », en 2010. Il était hors de question de la placer en Ehpad. D’ailleurs, lui non plus espère ne pas y aller, comptant sur « ses infirmières et ses enfants » qui s’occupent de lui. Dans sa maison, son salon est ouvert sur sa chambre, d’où l’on aperçoit son lit, médicalisé. « J’ai beaucoup de choses qui ne vont pas bien, mais je m’en accommode », confie-t-il alors qu’une dizaine de boîtes de médicaments sont posées devant lui.

« Avant de mourir », Raymond Ducher s’attelle « à laisser sa maison en bon état », fait refaire les ouvertures, investit dans une pompe à chaleur et s’estime « heureux » car « c’est pas tout le monde qui arrive à cet âge-là ».

Sources "Paroles" MSN

Date de dernière mise à jour : 01/01/2022

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