En 1941, Henry Ford proposait sa voiture biosourcée roulant au chanvre

Le 20 septembre 1925, le New York Times titrait: «Henry Ford prédit que le carburant proviendra de la végétation et que l'électricité chauffera les villes». Aurait-on accordé le moindre crédit à cette déclaration si elle n'avait émané de l'homme qui a fait entrer le monde dans l'ère de la production de masse ?

La voiture bio-sourcée a… 73 ans

Le prototype de la Hemp Body Car, ou Soybean Car, voiture conçue par Henry Ford et Lowell E. Overly, réalisée à partir d'un matériau plastique obtenu grâce à des graines de soja et de chanvre, et alimentée par de l'éthanol de chanvre, en 1941. | John Lloyd via Wikimedia Commons

«Le carburant du futur proviendra de fruits comme ce sumac au bord de la route ou de pommes, de mauvaises herbes ou de sciure de bois –presque de n'importe quoi», précise l'industriel américain dans l'article du New York Times. Dès 1908, certains des premiers modèles de la Ford T étaient par ailleurs dotés de moteurs hybrides qui pouvaient fonctionner à l'éthanol comme au gazole. 

Depuis sa naissance en 1863 dans la ferme du Michigan de ses parents, Henry Ford a amplement eu l'occasion de constater qu'il «y a du carburant dans chaque morceau de matière végétale qui peut être fermenté». Il va jusqu'à calculer que le rendement annuel d'une acre (0,4 hectare) de pommes de terre pourrait produire «assez d'alcool pour faire fonctionner les machines nécessaires à cultiver les champs pendant cent ans».

Carburer à la soupe de poulet ?

Dans le journal interne de Ford, American Road, les employés découvrent ses dernières lubies: le patron débarque régulièrement avec des cargaisons surprenantes. Aux fruits et légumes variés viennent parfois s'ajouter des os de poulet… Le tout est jeté dans des chaudrons et chauffé dans l'espoir que la bouillie qui en résultera puisse être utilisée d'une manière ou d'une autre.

Les années 1930 ont durement touché les agriculteurs américains, marqués par une catastrophe écologique de grande ampleur provoquée par une série de tempêtes de poussière, et la crise économique née du krach boursier de 1929. Ils sont de plus en plus nombreux à quitter la campagne dans l'espoir de trouver quelque emploi dans les villes. En 1933, au cœur de la Grande Dépression, le taux de chômage atteint les 25%. 

L'économie biosourcée, qui consiste à trouver de nouveaux débouchés pour les surplus et déchets issus de l'agriculture, devient un sujet brûlant. Henry Ford soutient le développement de la «chemurgy», la chimie appliquée au développement de produits industriels issus de matières premières végétales –telle la cellulose, découverte en 1838 par un chimiste français, donnant naissance au celluloïd en 1870 ou à la «soie artificielle» (la rayonne, sur laquelle dansera la Marcia Baïla des Rita Mitsouko) en 1912. 

Peinture de soja

Soja et chanvre, présents en quantité sur le sol des États-Unis, sont utilisés dans le cadre de nouvelles applications, de l'encre au bioplastique. L'ambitieux Henry Ford voit dans ces matières premières peu coûteuses un moyen potentiel de faire redémarrer l'économie américaine. «Pourquoi épuiser les forêts, qui ont mis des siècles à se construire, et les mines, dont la constitution a nécessité des siècles, si l'on peut obtenir l'équivalent de produits forestiers et minéraux dans la croissance annuelle des champs de chanvre?»

En plus du chanvre, il fait notamment incorporer du soja dans sa Ford T –jusqu'à 25 kg par voiture, principalement présents dans la peinture et les éléments en plastique moulés. Il en cultive 300 variétés différentes pour ses expérimentations, au point que des plats à base de soja se retrouvent fréquemment au menu des cantines des employés.

En 1935, du klaxon aux poignées de portières en passant par la pédale d'accélération, le soja s'impose dans tous les recoins. Celui qui est utilisé vient de l'usine de transformation de soja qu'Henry Ford vient d'inaugurer. Elle fournira de la matière première à la trentaine de scientifiques que l'industriel a recruté pour son «Soybean Research Lab» en 1929. Sans compter que cela pourrait permettre de soutenir l'effort de guerre et pallier la pénurie d'acier.

Indestructible, ou presque

En 1941, ils lui permettent de prouver au monde qu'il avait raison d'y croire: aux côtés de son designer Lowell E. Overly, Henry Ford (âgé de 78 ans) dévoile enfin le prototype de sa Soybean car. Elle pèse environ 25% moins lourd qu'un modèle classique, avec son cadre tubulaire en acier sur lequel sont installés quatorze panneaux de bioplastique. Celui-ci a été obtenu, si on en croit Lowell E. Overly, en mélangeant des fibres de soja à une résine phénolique additionnée de formaldéhyde. 

Selon les articles de l'époque, on y trouverait aussi du blé, du chanvre (ce qui donnera lieu à de nombreux fantasmes), du lin et de la ramie, une fibre issue de l'ortie «dont les Égyptiens enveloppaient leurs momies». Son moteur V8 de 60 chevaux fonctionne (bien) à l'éthanol de chanvre. Et la bête est solide: pour la cabosser, assure Henry Ford, il faudrait lui porter des coups «dix fois plus puissants» qu'à un véhicule en tôle en acier. 

D'ailleurs, annonce le New York Times, ce nouveau plastique biosourcé pourrait bien être utilisé par les forces armées. Mais la Seconde Guerre mondiale entraîne l'arrêt de la production d'automobiles. Henry Ford fatigue (il s'éteindra en 1947, âgé de 83 ans) et la Soybean car ne parviendra pas résister au lobbying de DuPont.

La maison Ford continue d'utiliser du soja (plus de 25 millions de véhicules de la marque auraient été, depuis 2018, équipés de sièges et appuie-têtes dont la mousse en contient). Et les questions que nous nous posons sur la voiture du futur, celle qui épargnera la planète, ne sont finalement pas si éloignées de celles que se posait Henry Ford dans les années 1930 …

Elodie Palasse-Leroux — Édité par Natacha Zimmermann

 

Date de dernière mise à jour : 09/02/2024

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