MÉCHANTE VIE

Sur le rideau de fer, au-dessous du mot Charcuterie de l’enseigne d’une boucherie-charcuterie-traiteur au croisement du Boulevard National avec la rue Guibal, il est écrit en majuscules et souligné MECHANTE VIE.

.

Sur le rideau de fer, au-dessous du mot Charcuterie de l’enseigne d’une boucherie-charcuterie-traiteur au croisement du Boulevard National avec la rue Guibal, il est écrit en majuscules et souligné MECHANTE VIE. Je réfléchis à la charcuterie comme profession immorale depuis que les élevages de bétail polluent les terres et les mers, sans parler de l’horreur des abattoirs et de la cruauté humaine à laquelle toutes les procédures et machines respectueuses du bien être animal ne changent rien du tout. Il est possible que la méchante vie soit non seulement celle du charcutier, mais celle aussi du boucher vu le prix du steak haché, sans parler de l’entrecôte. D’après l’un des très vieux sermons de Jean Lejeune heureusement conservé à la Bibliothèque Nationale de France depuis le XVIe siècle, la vie qui est méchante et vicieuse ne peut manquer d’être suivie d’une malheureuse et méchante mort. Alors que les méchants n’espèrent pas mourir gentiment de leur belle mort, qu’ils ne s’imaginent pas gagner ainsi le royaume du ciel à la droite du Père et de sa petite famille, non, leur méchante vie les enverra tous griller un enfer. Sganarelle dit pareil : ” Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt, ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort.”

Vivre en méchant sera payé par une méchante mort, d’accord, mais si l’âme d’un boucher, fût-il aussi charcutier et traiteur, n’était pas dépourvue de pitié animale ni de bonté végane, mais était passionnée par l’art de découper garantie par un C.A.P. ? Et si MECHANTE VIE n’accusait pas le charcutier, ni le boucher, ni même le traiteur, mais la vie elle-même ?

La dénonciation sur devanture a ses règles, elle cible avec un nom propre tout un peuple ou toute une religion ou inversement, quelque soit la méthode il y a toujours quelqu’un à faire saigner sans aucune métaphore, saigner de tout son sang en ratonnades et en assassinats. Il n’y a pas de symétrie à ces appels au meurtre. La haine d’un charcutier n’est pas une réplique idéologique à l’amour du saucisson brandi par les fascistes. Non, ces deux mots, Méchante vie, ne visent personne sinon la vie même, cette méchante, qui laisse assassiner des petits de vingt ans et piétine les autres jusqu’à ce que leur espoir ne dépasse plus les frontières du quartier.

Quand c’est la vie qui est méchante, on dirait bien que la mort n’est pas meilleure. Pourtant chaque fois que je lis ces deux mots, en passant devant la boucherie-charcuterie-traiteur, je fais sonner l’e muet qui les relie et j’entends l’accent d’ici qui plaisante de tout. C’est une méchante vie, oui, mais pas une tragédie du Théâtre Français.

Noemi Lefebvre