Les Allemands et la libération de Paris, août 1944 : quand les occupants deviennent prisonniers

Les Allemands et la libération de Paris, août 1944 : quand les occupants  deviennent prisonniers

Alors que l’on célèbre les 80 ans de la libération de Paris et que l’on disserte sur sa signification militaire et politique, le cadre franco-français retenu continue à éclipser les occupants allemands du drame qui s’est joué en août 1944.

Bien peu de Parisiens savent aujourd’hui que ces combats ont fait des prisonniers ; encore moins que ces vaincus ont joué un rôle central dans le mythe fondateur d’une France résistante se libérant par elle-même. Retour sur un événement franco-allemand à hauteur de captif.

Les Allemands à Paris en août 1944

Dès 1940, alors que l’État français du maréchal Pétain s’installe à Vichy, Paris devient la capitale de l’occupation allemande et concentre les administrations du vainqueur, à commencer par le gouvernement militaire en France (Militarbefehlshaber in Frankreich).

En août 1944, alors que le débarquement rend leur repli inéluctable, Paris n’est plus la ville où les permissionnaires du Reich viennent prendre du bon temps, mais un théâtre potentiel d’opérations qu’Adolf Hitler ordonne au dernier gouverneur militaire du Gross Paris de défendre coûte que coûte, quitte à la réduire « à un champ de ruines » (ordre du 23 août 1944).

Néanmoins, le général von Choltitz ne dispose pas des moyens nécessaires pour offrir une véritable résistance. La garnison allemande compte quelque 17 000 hommes, dont seulement 6 000 à Paris. Leur très inégale expérience combattante, ainsi que leur équipement insuffisant rendent toute résistance illusoire.

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Choisissant de concentrer leurs forces dans une douzaine de points d’appui fortifiés, principalement au centre et à l’ouest, les Allemands affrontent les insurgés à partir du 19 août. Quand von Choltitz, prisonnier, signe, six jours plus tard, sa reddition, les Allemands ont perdu 3 200 hommes et ont vu 12 800 de leurs soldats faits prisonniers. Comment les captures se sont-elles déroulées ?

Les occupants entrent en captivité

Il existe assez peu de documentation – française ou allemande – sur ce basculement. On peut toutefois retracer la capture et le traitement des femmes et hauts gradés allemands faits prisonniers à l’hôtel Meurice, des grands blessés laissés par la Wehrmacht à l’hôpital de la Pitié, ainsi que le sort d’autres simples soldats capturés lors de la bataille de Paris.

L’importance stratégique et symbolique de la capitale, comme l’identité et le nombre des occupants allemands s’y trouvant en août 1944, attirent l’attention et entraînent la multiplication des médiations en leur faveur. Ainsi, le consul général de Suède – nation protectrice des intérêts allemands –, le gouvernement helvétique – puissance protectrice des prisonniers allemands –, ou encore le Comité international de la Croix-Rouge et l’abbé Stock, désormais captifs à la Pitié après avoir été aumônier allemand dans les prisons parisiennes, en tant qu’intermédiaires, obtiennent l’assurance du nouveau gouvernement français que les vaincus seront traités selon la Convention de Genève.

La présence physique d’une tierce partie, en particulier auprès des prisonniers, en premier lieu des malades, crée une médiation qui limite la confrontation à la seule capture. La superposition d’intérêts politiques nationaux qui engagent l’honneur de la France, bien compris par les chefs FFI (Forces françaises de l’Intérieur) locaux, a sans doute également contribué à étouffer l’éclosion des ressentis des Parisiens et à encadrer l’action des bystanders (parfois traduit par « témoin » ou « spectateur », le terme renvoie aux réactions des individus qui assistent à un événement) lors des redditions.

Enfin, la rapide et massive reddition des troupes allemandes, les caractéristiques des combats dans la capitale, l’intervention des troupes régulières expliquent que les vaincus ont été relativement bien traités.

Des combattants des FFI protègent des soldats et des officiers allemands faits prisonniers le 24 août 1944, à la gare de Ménilmontant à Paris. AFP

Les 78 femmes – forces auxiliaires de l’état-major désormais prisonnières de guerre allemandes – ont ainsi bénéficié d’un traitement spécifique. Prises en charge dès le 25 août par la Croix-Rouge française, elles sont « internées en lieu sûr » à l’hôtel Bristol sous la protection à partir du 26 de la police et des gardes républicains requis « tant pour un service d’ordre (en raison de certains remous de la foule) que pour leur garde » (Archives du Comité international de la Croix-Rouge (ACICR), Genève, G8/51 VIII, 318-31, note du 23/03/1945 du Dr. de Morsier, « l’historique relatif à l’internement des femmes allemandes »). Par la suite installées rue du faubourg Saint-Honoré, elles sont prises en charge par le secours social qui les approvisionne quotidiennement. De son côté, le CICR a monté un poste social et sanitaire permanent, le tout manifestement coordonné par son délégué, le docteur de Morsier.

Quant aux 1 228 soldats, ils sont rassemblés à la caserne Dupleix, dans le XVe arrondissement, jusqu’à leur remise, le 17 octobre, aux autorités américaines, qui les transportent sans encombre jusqu’au camp de Chartres. Les 145 restants sont envoyés, à la fermeture de ce camp, sur celui de Fort-de-Cormeilles, à une douzaine de km de Paris (Service historique de la Défense, Vincennes, GR29 R 1 (2), document n° 2903 EMRP/2 du 18/10/1944 de Kœnig, gouverneur militaire de Paris et commandant régional de Paris, « Les mouvements de prisonniers allemands remis aux autorités américaines à Chartres ».).

Le prisonnier de guerre allemand, figure centrale de l’épopée de la Libération

Entre le 19 et le 26 août, la libération de Paris devient le symbole de la victoire et d’une République restaurée. La capitale incarne un nouvel esprit français, célébré par de multiples festivités, la remontée des Champs-Élysées par le général de Gaulle, et le courage des résistants.

« Les FFI ont fait 9 000 prisonniers en une semaine », titre le 30 août 1944 Sud-Ouest. Les forces françaises, notamment de l’Intérieur (FFI) dont les effectifs sont estimés entre 300 000 et 400 000 personnes, deviennent les héros emblématiques de cette libération, associant résistance locale et épopée nationale.

AFP

Soldat allemand fait prisonnier, escorté par des FFI, 25 août 1944, Paris. AFP

Dans cette symbolique hautement politique, les prisonniers de guerre allemands occupent une place charnière, largement mise en scène par la presse de nouveau libre : le soldat vaincu de Hitler apparaît comme le marqueur d’une dynamique qui s’est inversée en faveur des Alliés et balise l’imaginaire de la reconquête. Et pour cause : à l’inverse des Américains, la deuxième campagne de France ne marque pas seulement la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais solde une étrange défaite et cinq ans d’occupation.

C’est bien parce que l’Allemand vainqueur a été au cœur du déshonneur de la France que le soldat vaincu doit être au centre du processus de restauration de l’estime de soi. Le processus se déploie par la mise en scène du saisissant renversement des rôles entre Allemands et Français : l’héroïsation du peuple de Paris passe par la dévalorisation de l’occupant.

À la fin de l’histoire, le soldat de la Wehrmacht devient un prisonnier

La presse, photographies à l’appui, s’attache à déconstruire l’image du combattant allemand véhiculée par la propagande nazie : au soldat sûr de la victoire, prêt à la Heldentot (la mort héroïque au combat), d’une fidélité indéfectible, et respectueux des lois de la guerre, elle oppose à l’envi cette retraite chaotique qui se transforme en débâcle et ces Allemands désormais dépeints comme des prisonniers soumis.

Et les journaux parisiens de conter des saynètes de capture qui ridiculisent l’adversaire, ou de stigmatiser le fanatisme de combattants, reflet d’une idéologie contemptrice du genre humain. Ils multiplient des portraits à rebours des affiches de propagande nazie. La vingtaine de soldats rencontrés par le journaliste de La Marseillaise à la préfecture de Paris après leur capture par les Francs-Tireurs Partisans, disent avoir été abandonnés par leurs officiers (La Marseillaise, 28 août 1944, « Des Prisonniers allemands m’ont dit… »). Ils ont – expliquent-ils – continué à se battre par peur d’être « massacrés » par les « sauvages », comme la propagande nazie leur a dépeint les FFI. Ils reconnaissent cependant être traités selon la Convention de Genève. Le journaliste se fait pédagogue à destination de ces vaincus soulagés d’avoir été arrêtés comme de ses lecteurs. « Qu’il est loin le guerrier allemand si flambant et si plein de morgue du printemps 1940 ! », conclut-il pour les deux populations.

Ces représentations de l’ennemi ne se contentent toutefois pas de décrire la défaite d’Allemands, mais illustrent la fin d’un régime triomphalement entré à Paris en 1940. Une photographie prise pendant l’insurrection illustre ce renversement.

« Paris, un groupe d’Allemands se rend », août ou septembre 1944. La contemporaine, fonds Lapi

ntitulée « Un groupe d’Allemands se rend », elle montre sept membres de la Wehrmacht se rendant, mains en l’air, face à des lignes ennemies, symbolisant la soumission des Allemands. Le cadrage large intègre le contexte urbain parisien, soulignant que Paris, bien que martyrisée, est devenue cette ville libérée par ses propres habitants. Articles comme photographies transforment les prisonniers en un sujet collectif, représentant l’Allemagne au-delà de toute individualité. Sont alors célébrées des valeurs françaises : face à une Allemagne coupable et vaincue, une France meurtrie mais victorieuse.

Le FFI, figure héroïque de la Résistance

Ces récits, quasi toujours en première page, servent de cadre à une épopée de la reconquête dont les premiers rôles sont tenus par la Résistance intérieure.

Articles et photographies cherchent à mettre en scène les Français comme doubles inversés des Allemands, tant dans leur conduite militaire que dans leur comportement sous l’occupation. Les FFI sont alors glorifiés pour leurs exploits, mais aussi pour les valeurs qu’ils incarnent. Le contraste entre le soldat allemand, symbole d’une puissance déchue, et les combattants français, civils devenus résistants est systématiquement souligné.

En transformant les prisonniers en trophées, les captures contribuent à re-masculiniser ces hommes – seuls acteurs armés de ce drame – dans leur fonction de défenseurs de la patrie. La gestion des captifs leur offre l’occasion d’occuper l’espace public et de passer à l’action : souvent repérables à leur brassard – comme sur la photographie prise devant l’Opéra –, les FFI sont à la tête des colonnes de prisonniers ou encadrent des déserteurs.

Des FII goguenards portent un portrait d’Hitler saisi dans les locaux de la Kommandantur tandis qu’ils emmènent des soldats allemands faits prisonniers, 25 août 1944. AFP

Par leur appartenance, à la fois civile et militaire, leur positionnement entre espace public et privé, leur temporalité qui allie temps ordinaire du travailleur et temps extraordinaire du guerrier, ils incarnent la transition qu’est la libération de Paris. Ces récits qui valorisent l’idée d’une résistance locale et d’une libération nationale renforcent aussi l’idée d’une France unie dans la libération.

« Libéré par son peuple […], avec l’appui et le concours de la France tout entière »

Les journaux n’hésitent pas à élargir le cercle des combattants pour transformer l’insurrection en levée en masse. Ils ancrent alors la participation des Français dans la libération de leur territoire, grossissant la souveraineté retrouvée du pays et son rôle crucial dans la guerre en cours.

À côté d’une minorité agissante, août 1944 devient cette expérience collective où toute la nation doit se retrouver tandis que le silence recouvre les Années noires comme si rien ne devait venir contrarier la fonction de consensus dévolue au prisonnier allemand. Captures et redditions incarnent non seulement la défaite du nazisme, mais aussi la revanche sur l’occupation, justifiant le choix de la résistance.

Des officiers allemands de haut rang, capturés par les troupes françaises libres qui ont libéré la capitale de leur pays, sont logés à l’hôtel Majestic, quartier général de la Wehrmacht à l’époque de l’occupation nazie, 26/08/1944. Credit National Archives and Records Administration (NARA), photo n° 111-SC-193010

Symbole de l’occupation allemande, la ville devient également celui de la libération de la France. Mais pas seulement : la métonymie vaut également célébration du génie français, proposé dorénavant aux captifs allemands comme voie du redressement.

Sud-Ouest commente ainsi la scène d’une colonne de prisonniers devant l’Opéra, publiée le 30 septembre :

Et voici fixé par la photographie un instant pathétique entre tous, celui où le captif devient geôlier, celui où le Prisonnier terrasse son vainqueur, celui où les rôles s’intervertissent, c’est le Français qui conduit dans les rues de Paris. […] Méditez tout de même sur ce que vous avez fait souffrir à ce peuple, désarmé, ruiné, pillé par vous et qui a trouvé dans sa foi patriotique la force nécessaire pour vous chasser.

Avec cette captivité de masse, chaque Parisien, voire Parisienne, peut ainsi prouver son patriotisme à sa mesure, faisant des Français, tels des soldats de l’an 44, les principaux acteurs de leur délivrance.

Paris 1944, une campagne de France à l’envers ?

Il y a 80 ans, pour les Parisiens marqués par les défilés militaires de l’occupant, cette mise en scène manichéenne entre Français et Allemands prend une dimension de revanche : la campagne de la Libération apparaît comme une anti-campagne de France de 1940. En jouant sur les expériences collectives de la défaite, de l’occupation et de la collaboration, les représentations diffusées par la presse n’ont pas tant pour but d’effacer 1940 que de proposer un autre modèle de communion nationale, une autre image de la virilité, de l’honneur, du combattant que celle incarnée par l’occupant nazi ; bref, de proposer un nouveau modèle de refondation et de solder le déshonneur de l’occupation.

Fabien Théofilakis

 

 

Date de dernière mise à jour : 12/09/2024

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