
La menace d’une guerre à haute intensité doit faire évoluer notre modèle d’armement, bien trop centré sur des équipements de haute qualité. Une production massive permettrait de tenir une guerre dans la durée, estime Cyprien Ronze-Spilliaert, chercheur associé à l’Institut Thomas More et au Centre de recherche de la Gendarmerie nationale, enseignant à l’université Paris-Dauphine.
Lundi 17 novembre, Patrick Pailloux a pris la tête de la direction générale de l’Armement (DGA), en remplacement du normalien Emmanuel Chiva. Créée en 1961 par le général de Gaulle (alors sous le nom de « direction ministérielle de l’armement), la DGA est le bras armé technologique du ministère des Armées. Elle commande les équipements des forces, soutient les exportations d’armements, entretient la dissuasion nucléaire et anticipe les besoins futurs. Travaillant main dans la main avec le chef d’état-major des armées, le délégué général pour l’Armement est le garant de la supériorité technique des forces armées françaises.
Si les trois années du mandat d’Emmanuel Chiva auront rapproché la DGA des forces et du monde des startups tout en accélérant dans les technologies de pointe, des progrès importants restent à faire dans le domaine du low cost, où la France et, plus largement, les Européens, accusent d’un retard important par rapport à la Russie.
Comme après l’annonce de changement de chef d’état-major des armées en juillet, des rumeurs infondées se propagent : M. Chiva aurait été évincé car il aurait imposé des cadences intenables par les entreprises. Ces narratifs ternissent injustement le bilan de l’ex-entrepreneur à la tête de la direction alors qu’il est normal de renouveler les directeurs d’administration après trois ans.
La nomination d’Emmanuel Chiva, en 2022, en avait surpris plus d’un : premier non-membre du corps militaire des ingénieurs de l’armement depuis Jean-Yves Helmer (en 2001) à occuper le poste, il est, surtout, le premier contractuel – c’est-à-dire non-fonctionnaire ou officier de carrière – à diriger la DGA. Avec cette nomination originale, le président de la République voulait installer un entrepreneur issu du monde de la recherche, expert en intelligence artificielle, pour impulser des réformes ambitieuses afin de faire de la DGA un véritable outil de guerre au service du réarmement de la France. Avec un objectif clair : préparer une transition rapide vers l’économie de guerre, dans un contexte international marqué par le retour de la guerre de haute intensité.
Le premier actif à inscrire au bilan d’Emmanuel Chiva est le rapprochement de la DGA avec les forces. Bien que civil, il n’a cessé d’insister sur la nécessité de renouer avec la militarité des deux corps d’ingénieurs militaires de la DGA. Les officiers de la DGA sont ainsi incités à participer aux exercices majeurs (de type ORION) et à partir en OPEX pour tester en conditions réelles le matériel. Le rapprochement avec les armées permet aussi de mieux comprendre les besoins de ces dernières.
Sous le mandat d’Emmanuel Chiva, la DGA aura accéléré sa coopération avec les startups pour capter l’innovation de rupture là où elle est : il s’agit d’un bouleversement, cette administration étant historiquement tournée vers les grandes entreprises de la BITD. Avec l’essor de l’IA et du quantique, l’innovation émane souvent des petites entreprises, plus agiles, plutôt que des grands groupes, plus ankylosés. Créée en 2018 par Emmanuel Chiva (avant qu’il ne prenne les rênes de la DGA), l’Agence de l’innovation de défense pratique « l’innovation ouverte » : les ingénieurs de la DGA vont au contact des startups et ETI pour détecter puis accompagner les innovations aptes à fournir aux armées une supériorité technologique. Le projet Toutatis est un exemple marquant de coopération avec une startup : la DGA a lancé en 2024, en partenariat avec la startup U-Space, deux prototypes de satellites permettant de mener des actions contre les ingérences dans l’espace.
Enfin, Emmanuel Chiva aura préparé l’économie française à la guerre. Ainsi, la DGA est à l’origine de l’obligation pour les entreprises de défense de constituer des stocks stratégiques : dans ce cadre, le missilier MBDA a nettement accru ses réserves d’aciers spéciaux, à 80 tonnes, alors qu’il n’en utilise que 5 par an. De même, la DGA a commencé à planifier l’éventuelle conversion militaire de chaînes de production civiles : ainsi, des échanges ont eu lieu avec Renault pour produire certains équipements militaires comme des drones.
Si ces réformes sont bienvenues, force est de constater qu’un long chemin reste encore à parcourir pour que la France soit prête à un éventuel engagement majeur ces prochaines années.
Car la guerre en Ukraine nous enseigne, d’une part, que la quantité est la première qualité pour durer et, surtout, que la maîtrise du low cost demeure la condition sine qua non pour atteindre la masse critique pour l’emporter sur le terrain. Or, le modèle d’équipement militaire française repose, encore et toujours, sur des technologies de très haut niveau mais extrêmement coûteuses et produites à de très faibles volumes. Le nouveau délégué général pour l’Armement devra donc accélérer la production de systèmes d’armes low cost, notamment en matière de drones, pour permettre aux armées de durer dans le cadre d’un éventuel engagement de haute intensité.
La Russie et l’Ukraine produisent chaque jour des milliers de drones FPV peu coûteux, permettant d’atteindre des cibles sur le champ de bataille avec un taux de précision très élevé en conditions dégagées (contrairement aux missiles d’artillerie non guidés, pourtant beaucoup plus coûteux). Si l’artillerie et les chars conservent une utilité dans certaines situations, l’omniprésence des drones en Ukraine, qui provoquent plus de la moitié des frappes létales, redéfinit les besoins opérationnels, au détriment des armes lourdes traditionnelles.
La DGA et les armées doivent mettre à jour leur logiciel tactique : aucune bataille du futur ne sera gagnée sans ligne de production capable de produire des armements légers (drones aériens, drones terrestres, motos pour la mobilité tactique, chars beaucoup plus légers) en grande quantité, rapidement, pour peu cher.
Cyprien Ronze-Spillaert chercheur associé à l’Institut Thomas More